Entretien avec Gisèle Vienne

Questions à Gisèle Vienne

Artiste, chorégraphe et metteure en scène, Gisèle Vienne est engagée depuis vingt ans dans une pratique collaborative et un questionnement permanent des représentations, des normes et des conventions. 


Quel est votre rapport au Festival d’Automne, où vous présentez une œuvre pour la troisième fois ?


Gisèle Vienne : Jouer L’Étang ou The Ventriloquists Convention ou Crowd revient à s’inscrire dans une histoire de l’art qu’ont écrite Marie Collin et ses collaborateurs. C’est une histoire qui me traverse et qui traverse les œuvres. Une programmation est une écriture en soi, où dialoguent des œuvres d’auteurs différents.

Comment la pièce a-t-elle évolué en une année ? 

Gisèle Vienne :
 Mes œuvres sont perméables et mouvantes. Nous avons commencé à construire cette pièce avec Kerstin Daley Baradel en 2016, avant qu’Adèle Haenel nous rejoigne en 2018. Kerstin était une collaboratrice de longue date, dont j’étais très proche. Le travail que nous avons fait avec elle, avant et durant L’Étang, reste très présent dans la pièce, écrite avec trois comédiennes. Kerstin est décédée en juillet 2019. Ruth Vega Fernandez, qui reprend son rôle, est une comédienne avec qui j’avais envie de travailler depuis longtemps. On peut considérer que c’est une sorte d’héritage. Et au-delà de l’évidence artistique de Ruth pour ce rôle, la générosité de Kerstin a donné la force, l’élan et la justesse de reprendre ce projet-là.

Quant à Adèle Haenel, elle a suscité un autre type de bouleversement…

Gisèle Vienne : Les prises de parole d’Adèle soulèvent des questions essentielles et participent à un changement de société, que l’on espère être un bouleversement. Il s’agit de questionner notre système de pensée culturellement façonné jusque dans nos corps. C’est le dialogue qui s’opère entre des réflexions et expériences passées et actuelles qui permet à la société de choisir de bouger aujourd’hui de cette façon. Ses paroles participent de la remise en question d’un système et d’une structure de la société qui sont hautement problématiques. Comme si la société capitaliste néo-libérale, le patriarcat, la norme étaient un état naturel. Or ce n’est pas le cas : n’importe quelle société est une hypothèse, une construction culturelle, le résultat de choix idéologiques et politiques. Ces choix ont déjà largement été interrogés, mais de nombreux systèmes de pensée n’ont toujours pas été renversés pour autant. J’espère que ces remises en question, qui recherchent notamment l’égalité à travers des réflexions sur l’intersectionnalité, pourront être entendues et comprises. 

Comment ce bouleversement s’inscrit-il dans votre travail ?

Gisèle Vienne : Il s’agit toujours pour moi, de manière générale et à travers mon travail, de prendre conscience de la construction de notre perception et de notre perception partagée. La philosophie, la sociologie, la psychologie notamment s’en chargent sur le plan cognitif, et l’art et le théâtre, à travers l’invention de formes, se doivent de le faire tout autant à travers leur expérience. Il me semble essentiel que l’art soit un endroit où l’on dissèque les signes, leurs articulations, tout ce qui fait notre perception, et où l’on peut interroger et faire vaciller la réalité construite, une pseudo-réalité, produit de la création partagée de la représentation de la réalité, qui va de la norme sociale à la construction même de notre perception.
Cette dissection et cette déconstruction que permet l’art doivent rendre possible l’invention de nouvelles hypothèses et grilles de lecture du monde, et maintenir notre rapport au monde en mouvement dans une remise en question permanente. La création partagée de la représentation de la réalité peut être considérée comme la création d’une langue commune qui nous permet de lire et de comprendre le monde, agissant comme une grille de lecture partagée. Cette langue est une manière de découper et d’organiser le monde, parmi une infinité d’autres possibles. Ce sont aussi des manières de raconter le monde. Inventer de nouvelles formes artistiques, c’est bien essayer d’inventer de nouvelles langues qui nous permettraient de lire et raconter le monde autrement, notamment à travers leur forme même.
Les prises de parole d’Adèle participent de ces remises en question profondes, d’un point de vue théorique, d’une manière intelligente, fine et puissante. Et son discours génère aussi de l’intelligence à travers l’impact émotionnel qu’il fait partager aux gens, car l’expérience et l’émotion participent du développement de l’intelligence. Ses prises de parole, et tout ce qu’elle est, dialoguent heureusement et inévitablement avec notre travail de création. Je me dois de penser la pièce dans son contexte et ce contexte, d’autant qu’Adèle amène sur scène avec elle, avec son corps, toute cette histoire qui participe de la nôtre. Ce que sont les interprètes est toujours très présent dans mes pièces, il y a là une connaissance publique de ces histoires qui en fait une situation d’autant plus particulière.


Propos recueillis par Vincent Théval, avril 2020