Portrait Claude Vivier : second chapitre

Alors que l’avant-garde des années 1950-1960 se voulait abstraite, essentiellement recluse en des structures, Vivier prône l’œuvre d’art comme autobiographie, créant la vie, l’incarnant, voire la reprenant. La composition musicale, de sa propre main sur son propre corps, est cette vie, la seule authentique. L’enfance y est plus heureuse que celle de la réalité, marquée chez Vivier par l’abandon et violentée. Nul n’y craint l’enchantement devant les fées, les nains, les géants et autres héros de contes, ni le rire primordial, ni la naïveté de la voix qui, dans le noir, invoque les anges, ni le langage inventé : na ka wa lo-i mi kou mi kou ya, ces babils qui jalonnent les rituels vocaux. La berceuse d’une mère cosmique s’y donne aussi, un chant de l’enfant solitaire et de l’amour universel, où les astres se font de plus sûrs et tendres parents.
Composer sa vie, c’est, à l’autre extrémité, écrire ce qui la supprime. L’ultime opus, Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele ? (« Crois-tu à l’immortalité de l’âme ? »), relate le désir d’un narrateur, Claude, pour un homme, Harry, croisé dans le métro et qui le poignarde. Un sort tragique analogue attendra Vivier à Paris, peu après la composition de cette partition, que l’on tint un temps pour inachevée, mais qui ne l’était pas. L’œuvre s’écrit en mourant. Une musique de la fin, en somme, autant que d’un au-delà où le divin unit les âmes. Une telle insistance sur l’autobiographie fait de l’œuvre de Claude Vivier un carnet, un Journal, à l’instar de celui qu’il compose en 1977 et où l’on chante des comptines, les amants éternels (Roméo et Juliette, Tristan et Isolde), Lewis Carroll et Novalis, Vladimir Maïakovski et la liturgie catholique. Il s’agit non de consigner les exaltations et les tourments de l’existence, et de les tenir par là même à distance, mais au contraire, de les rendre plus vifs par la création artistique.
Dans cette œuvre en carnets, il convient également de mentionner l’accueil de l’autre qui s’y manifeste et s’y introduit. S’ouvrir à sa langue, à sa culture, à son art, est la condition de chaque vie. Embrasant le monde de son « amour candide », Vivier a voyagé : Japon, Thaïlande, Iran et surtout Bali. « Je réalise de façon patente que ce voyage n’est finalement qu’un voyage au fond de moi-même », écrit-il à son retour, rapportant de ces terres lointaines des œuvres qui portent le nom de villes séculaires et légendaires : Shiraz, l’iranienne, Samarcande, où se succédèrent Grecs, Sassanides, Omeyyades et Mongols, ou encore Boukhara, centre de théologie et de culture islamiques, sur la Route de la soie. Et comme le temps revisité de l’enfance, de l’amour, de la mort et de l’au-delà, l’espace aussi est imaginaire, sur les traces de Marco Polo, ou comme celui que dessinent les rêveurs, avant de partir en quête de territoires introuvés.
La musique le dit à sa manière, dans sa syntaxe propre. Non plus la combinatoire qui régnait dans les cénacles alors dominants, mais une harmonie qui traduit l’alliance des notes, à l’image de celle des êtres et des étoiles, en une fantaisie moirée de timbres et de couleurs. Ce n’est plus la consonance classique ou romantique, mais une euphonie déduite de l’expérience électronique et de l’étude acoustique du son dans sa chair même. Vivier inaugurait également, au cœur des années 1970 et 1980, un retour moderne à la mélodie que le dodécaphonisme et le sérialisme avaient délaissée et dont la musique balinaise lui avait révélé l’invention perpétuelle : une mélodie qui place sous une même lumière d’éternité chacune des notes qui la constituent.
Le mysticisme de Vivier tient dès lors d’une purification et d’une incantation. « Je veux que l’art soit l’acte sacré, la révélation des forces, la communication avec ces forces. Le musicien doit organiser non plus de la musique mais des séances de révélation, des séances d’incantation des forces de la nature, des forces qui ont existé, existent et existeront, des forces qui sont la vérité. Toute révolution véritable n’est faite que pour remettre une civilisation qui s’en est détachée sur le chemin de ces forces, dans le sillage de ces forces. » La spiritualité, le souffle lent des œuvres et leur soif de sagesse, occultant le temps d’un concert notre désespoir, sont enclins à l’infini : « Écrire de la musique, c’est essayer de faire comme les dieux. »
Le legs de Claude Vivier tient à toutes ces libertés, parmi tant d’autres, prises avec la vie et la mort, ainsi qu’avec les conventions de son art, au risque naïf et dévoyé d’y succomber.
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Le Portrait Claude Vivier est présenté avec le soutien du Centre culturel canadien à Paris
En partenariat avec France Musique