Portrait Krystian Lupa

Longtemps Krystian Lupa s’est tenu à l’écart du théâtre. Né en 1943 dans une petite cité minière de Silésie dépourvue de salle de spectacle, enfant il s’invente un pays imaginaire dont il conçoit jusqu’à la langue. Doué pour le dessin – Lupa créera plus tard tous ses décors –, il se retrouve à 20 ans à l’Académie des Beaux-arts de Cracovie, en sort diplômé, puis entame des études de cinéma à Lodz qu’il interrompt. Ce n’est qu’à 31 ans qu’il entre au Conservatoire d’Art dramatique de Cracovie dans une section mise en scène qui vient d’être créée. Il en ressort quatre ans plus tard, en 1978, diplômé. Ses professeurs ont tôt fait de le remarquer, en particulier le plus grand metteur en scène de théâtre polonais de l’époque Konrad Swinarski, dont il devient l’assistant au théâtre Stary de Cracovie où il met en scène Yvonne princesse de Bourgogne de Gombrowicz. Une carrière toute tracée s’ouvre pour le jeune Krystian Lupa, mais il lui tourne le dos.
Un jeune groupe d’acteurs dont il est le leader quitte les grandes villes pour aller vivre en quasi autarcie, neuf ans durant, dans le théâtre de Jélénia Gora. Avant son départ de Cracovie, Lupa voit La Classe morte de Kantor. Loin de Cracovie, à travers des pièces de Witkiewicz ou Gombrowicz, il « vole » Kantor pour mieux s’en détacher. Ces années de vie communautaire artistique sont fondatrices. Le travail en groupe, l’improvisation, la recherche sur soi, le théâtre comme expérience de vie, se façonnent là. Lupa parle d’un « théâtre de la révélation ». On en retrouve l’écho dans Factory 2 où Lupa dialogue avec Warhol – spectacle présenté en 2010 à La Colline – théâtre national avec le Festival d’Automne.
En 1985, il revient provisoirement à Cracovie le temps de mettre en scène son adaptation de La Cité du rêve d’après le roman d’Alfred Kubin où il fait la jonction entre le pays inventé de son enfance et les expériences de groupe de Jélénia Gora. Il en signera une nouvelle version plus tard, présentée en 2012 au Théâtre de la Ville avec le Festival d’Automne.
De retour dans sa ville, Krystian Lupa multiplie les spectacles souvent créés dans la « Kameralna », la petite salle du théâtre Stary que Lupa affectionne. Il continue à puiser dans le répertoire théâtral – Les Trois Sœurs de Tchekhov en 1988, Emmanuel Kant et Ritter, Dene, Voss de Thomas Bernhard en 1996, pièce plus connue en France sous le titre Déjeuner chez Wittgenstein. Si ce dernier spectacle, vingt ans après sa création, peut venir cette année au Festival d’Automne avec sa distribution d’origine, c’est que les grands théâtres en Pologne fonctionnent avec un répertoire, une troupe permanente et une alternance des spectacles.
Parallèlement, Krystian Lupa se lance dans des adaptations de textes romanesques souvent fleuves d’auteurs de langue allemande : Musil (Les Exaltés, 1988, Esquisse de L’Homme sans qualités, 1990), Rilke (Malte ou Le Triptyque de l’enfant prodige, 1991), Bernhard (La Plâtrière, 1998). Il adapte aussi Dostoïevski (Les Frères Karamazov, 1988), avec les élèves de l’école de théâtre de Cracovie d’où il est sorti et où il devient un professeur recherché qui va former les nouvelles générations d’acteurs et de metteurs en scène polonais.
Paris le découvre en 1998 avec deux spectacles présentés avec le Festival d’Automne : au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Les Trois Sœurs de Tchekhov, qu’il vient de mettre en scène avec les élèves de l’école de Cracovie ; à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Les Somnambules d’après le roman de Broch, un spectacle de huit heures en deux soirées, un choc. Une plongée hypnotique dans un univers où le spectateur est comme aspiré. Un travail qui, via des improvisations, l’écriture d’un monologue intérieur et de longs mois de répétitions, conduit les acteurs à fouiller dans leur être, « au fond de leur vécu ». Et enfin une densité et un étirement du temps où le silence est une parole, un tempo scénique propre à Krystian Lupa.
Lupa quitte ensuite le théâtre Stary. Il y reviendra, mais d’autres théâtres polonais l’appellent à Wroclaw, à Varsovie, et l’étranger le demande. Son dialogue avec Thomas Bernhard inauguré avec La Plâtrière se poursuit intensément – une dizaine de spectacles, dont Perturbation avec une distribution française, présenté en 2013 à La Colline – théâtre national et à L’apostrophe, scène nationale de Cergy-Pontoise et du val d’Oise avec le Festival d’Automne.
Pour le premier volet du Portrait que lui consacre le Festival d’Automne, trois textes de Bernhard : Place des héros (Didvyrių Aikštė), mis en scène au Théâtre National de Lituanie à Vilnius, et, avec des acteurs polonais qui lui sont familiers, Déjeuner chez Wittgenstein (Ritter, Dene, Voss) et une adaptation du récit Des Arbres à abattre (Wycinka Holzfällen) où Lupa a mis beaucoup de lui-même, apothéose à ce jour de son tête-à-tête avec Thomas Bernhard.

Jean-Pierre Thibaudat