Portrait Luigi Nono

Prometeo, « tragédie de l’écoute », marque le point d’aboutissement, le point culminant du portrait que le Festival d’Automne à Paris consacre en 2014 et 2015 au compositeur vénitien Luigi Nono (1924-1990).
L’œuvre, magistrale, dont c’est en France la troisième série de représentations au Festival d’Automne (création française en 1987 au Théâtre de Chaillot, puis en 2000 à la Cité de la musique), trouve aujourd’hui le chemin de la Philharmonie de Paris. L’architecture de la salle, attentive aux transformations des conditions d’écoute que Prometeo induisit au milieu des années 1980, en est un écrin accompli pour recevoir ses instrumentistes, choristes, solistes et live electronics.
Le chemin commence au milieu des années 1970.
Le 4 avril 1975, à la Scala de Milan, Claudio Abbado dirige la création de Al gran sole carico d’amore (Au grand soleil d’amour chargé), action scénique de Luigi Nono, dans une réalisation de Youri Lioubimov, l’immense metteur en scène moscovite de la Taganka. L’œuvre, monumentale par son projet, ses effectifs et les sources qu’elle convoque, représente des épisodes de la Commune de Paris, de la révolution russe de 1905, des contestations réprimées dans l’Italie d’après 1945 et des figures de guérillas sud-américaines et asiatiques. Autant de mouvements promis à l’échec. Lecteur de Marx et d’autres penseurs du communisme, Luigi Nono renonce ici au triomphalisme et intègre la chute dans l’expérience politique. La présence de certains de ses personnages se limite à l’énoncé d’un verdict. Et nombre de scènes promettent à ceux qui luttent l’épreuve de la réclusion, sinon de la torture, quand ce n’est pas pire encore : Communards passés par les armes, à l’instigation de Thiers ; ouvriers massacrés à Turin ; femmes détenues en camps au Sud-Vietnam… L’action scénique se referme sur l’assassinat d’une Mère allégorique. Il ne reste plus qu’une utopie dont le chant, par la ténuité de ses nuances et le maigre filet des voix, pressent déjà la faiblesse.

C’est alors, peu après la création de Al gran sole, au cours d’une période de crise et de remise en question radicale des modèles antérieurs, que Luigi Nono commence à envisager une œuvre sur Prométhée. Cloué au rocher auquel le condamne Zeus pour avoir fait tant de dons à l’homme (feu, astronomie, science du nombre, art de la navigation et cet espoir qui nous délivre de l’obsession de la mort), le Titan y est une autre déclinaison de la chute.
Dans un compagnonnage presque quotidien avec le philosophe et homme politique Massimo Cacciari, Luigi Nono lit les auteurs que, par idéologie, il avait longtemps déconsidérés : les tragiques grecs, parmi lesquels Eschyle et son Prométhée enchaîné, dont Prometeo s’inspire principalement ; Hölderlin, qui évoqua l’idéal de la Grèce antique, aux poèmes duquel le quatuor à cordes Fragmente-Stille, an Diotima (Fragments-silence, à Diotima, 1979-1980) emprunte son programme et sur lequel reviennent plusieurs sections de Prometeo ; Nietzsche, dont le thème de l’errance et la silhouette du Wanderer le fascinent ; ou encore Walter Benjamin, dont Cacciari est l’un des commentateurs les plus avertis, et que Nono voit comme un inlassable marcheur en quête de nouveaux espaces, nourri de dialectique marxiste et de théologie juive, mais aussi comme un immense théoricien du drame de l’âge baroque – ce Trauerspiel, littéralement jeu de deuil, distinct de la tragédie grecque classique.
Pendant des années, les versions du livret se succèdent – certains feuillets sont envoyés depuis la Chambre des députés, où Massimo Cacciari, membre du Parti communiste italien et de la Commission parlementaire pour l’industrie, siège de 1976 à 1983. Peu à peu se construit un montage polyglotte, faisant de Prométhée une figure de la recherche inquiète, incessante, et empruntant à quantité de sources littéraires et philosophiques. Entre le journal de bord et la fresque. Résonnant de ce que Walter Benjamin appelle une « faible force messianique », Prometeo invite à ne jamais considérer que les vaincus d’hier sont aussi ceux de demain. La rédemption du passé apparaît comme une réponse aux martyres révolutionnaires de Al gran sole. Et si l’aigle dévore le foie de Prométhée, celui-ci nous délivre aussi du mythologique.

Au projet de Prometeo se joignent bientôt le peintre et ami Emilio Vedova, ainsi que l’architecte Renzo Piano. Avec le premier, Luigi Nono étudie les vibrations de la couleur, à l’image des ondes sonores. Et comme la tragédie d’Eschyle accumule les adjectifs relatifs à la lumière, il envisage même, avec Vedova, des projections colorées, auxquelles il renonce peu avant la création : la sollicitation de l’œil risque de nous détourner de l’écoute. Il n’y aura pas davantage de scène, mais seulement un espace, une macchina da sonàr, comme disaient les Anciens. Renzo Piano réalise à cet égard une arche en bois, conçue pour San Lorenzo de Venise, église au riche passé musical, notamment à la fin du XVIIIe siècle, où Prometeo doit être créé. Cette arche se conjugue à l’autel en pierre grise de l’école de Palladio, qui divise l’édifice en deux ; elle est un intermédiaire entre le luth, le violon et le navire inachevé, en chantier, où instrumentistes, choristes et solistes prennent place, à différentes hauteurs et en différents points, tandis que le public se trouve au centre des nefs – celle de l’église et celle de Renzo Piano. Luigi Nono renoue ainsi avec les maîtres de la Renaissance vénitienne et intègre pleinement l’espace à la composition. Il lui fallait encore repenser le son et en étudier les bruissements infimes, suspendus, aux confins du silence. C’est au Studio Heinrich-Strobel, à Freiburg, à la lisière de la Forêt noire, qu’il le fait, multipliant les expérimentations avec des interprètes et amis dès 1980. Et c’est à Claudio Abbado qu’il revint de diriger la création de Prometeo, à San Lorenzo, le 29 septembre 1984.
Depuis, Prometeo a connu soixante-dix exécutions à travers le monde. À chacun des lieux, à la singularité de leur architecture et de leur acoustique, l’œuvre s’accorde et se renouvelle, par le jeu des live electronics confié à André Richard. Vingt-deux ans après l’avoir dirigée et enregistrée à Salzbourg, Ingo Metzmacher dirige la représentation de la Philharmonie de Paris.

Laurent Feneyrou