Portrait Luigi Nono 2014

« Maître des sons et des silences »
(inscription sur la plaque de la maison du Zattere à Venise, où Luigi Nono est né en 1924 et mort en 1990.)

Écouter Venise
À Venise, le soir, les cloches des campaniles sonnent l’Angelus ou les Vêpres. Sur l’île de la Giudecca, devant les miroitements du bassin de San Marco, une magie sonore opère : l’eau, les canaux et le dédale des calli ou des ruelles font écho aux sons de ces cloches, les transforment, en modifient la vitesse de propagation, les superposent en une riche et dense polyphonie aux écarts subtils, et dont il devient bientôt impossible de distinguer la provenance. Luigi Nono écrivait :

comment savoir écouter les pierres rouges et blanches de Venise au lever du soleil –
comment savoir écouter l’arc infini des couleurs, sur la lagune au coucher du soleil –

Le cycle que le Festival d’Automne consacre au compositeur vénitien, sur deux ans, en 2014 et 2015, propose d’écouter cette magie des paysages lagunaires, le souffle de l’eau, du bois et des pierres, « avec une conscience toujours liée à notre vie », et toujours en mouvement.

L’espace participe ainsi de la composition. Nono aimait à évoquer les maîtres vénitiens de la Renaissance, Andrea et Giovanni Gabrieli, ou Claudio Monteverdi, qu’il avait étudiés aux lendemains de la guerre, au Conservatoire Benedetto-Marcello, avec Gian Francesco Malipiero et avec son ami Bruno Maderna. Chez ces maîtres, l’œuvre diffère selon le lieu auquel elle est destinée, les matériaux de ce lieu (marbres, boiseries, tapisseries…) et les chemins qu’elle y trace. Composer, c’est d’abord écouter. Dans chaque espace, il y a bien une gauche et une droite, un mouvement stéréophonique, dans le sillage des chœurs doubles qui jadis se faisaient face, les cori spezzati de la basilique San Marco. Mais il y a aussi des cercles et des transversales, des ellipses et des points, un avant et un arrière, un haut et un bas, avec la tentation de rompre le rapport frontal, univoque, des salles de concerts figées par les rites sociaux et les a priori, et de briser cette insistance du regard pour atteindre l’écoute en soi. Il conviendra, par la lente et fine attention au son, de retrouver cette écoute, trop abîmée par nos civilisations saturées. Le silence, dès lors, est un lien. Bien des œuvres de Luigi Nono donnent à l’entendre, puisqu’il s’avère indispensable pour recueillir chaque son, unique, fragile et non reproductible, pour ne pas le confondre avec un autre. Il en est ainsi de l’Omaggio a György Kurtág, des Risonanze erranti ou de « Hay que caminar » sognando. Nono s’insurgeait contre une écoute « académique, conservatrice, réactionnaire », où se confirment constamment, en toute certitude, nos mythes et nos habitudes rassurantes. Pour lui, l’écoute est bien plutôt une attention à l’autre, à la qualité de sa différence. Lecteur des philosophes de la Judéité, en regard de l’œuvre d’Arnold Schoenberg, il y voyait la leçon de la pensée hébraïque : écouter plutôt que croire. Les nuances extrêmes, jusqu’à ppppppp, aux confins du silence, délaissent le bavardage ambiant et nous incitent à tendre l’oreille. Friedrich Hölderlin, dont Nono fut un lecteur assidu, aurait parlé d’« harmonie des esprits ».

Utopies
À cette écoute participe pleinement l’expérimentation avec l’électronique. De 1960 à 1976, Luigi Nono compose régulièrement au Studio de phonologie de la Rai de Milan. Sa générosité et son souci constant, des exclus, des victimes de l’injustice et des vaincus de l’histoire donnent à son œuvre une orientation résolument politique, que manifestent, parmi les œuvres de ce cycle, les Canti di vita e d’amore, A floresta é jovem e cheja de vida ou Como una ola de fuerza y luz. Comme chez Hermann Scherchen et Karl Amadeus Hartmann, musiciens qu’il aime à fréquenter, la musique entend s’enraciner dans les exigences et les valeurs d’une lutte contre l’oppression et l’intolérance, et faire sienne le thème de l’espoir ; aussi emprunte-t-elle, à l’occasion, les sonorités métalliques des impressionnants laminoirs et hauts fourneaux de l’usine Italsider.
Nono s’inscrit ainsi dans l’histoire de son temps et voyage à travers le monde : à Prague, où il découvre la Laterna magika et les scénographies de Josef Svoboda ; à Moscou, où il s’entretient avec Dimitri Chostakovitch et s’enthousiasme pour le Théâtre de la Taganka de Youri Lioubimov ; de part et d’autre du mur, à Berlin, où il rencontre souvent le compositeur Paul Dessau et participe, en 1968, à la Conférence internationale pour le Vietnam et aux manifestations organisées par les mouvements étudiants.
Lors d’un voyage de trois mois en Amérique du Sud, en 1967, il donne des cours en Argentine et au Pérou, dont il est expulsé pour avoir pris la défense de prisonniers politiques. Et à Cuba, il évoque avec Alejo Carpentier la figure d’Edgard Varèse qu’il avait croisé à Darmstadt, des années auparavant. À la bande magnétique succèdent bientôt les transformations du son par l’électronique en direct, dont Nono acquiert la maîtrise, dès le début des années 1980, au Studio de la Fondation Heinrich-Strobel de Fribourg-en-Brisgau, ouvert sur la Forêt noire : l’espace, encore, mais aussi les filtres modifiant l’aspect d’un timbre, les sons diffusés avec retard, le croisement des gestes d’un musicien sur ceux d’un autre… Une aspiration vers l’inconnu se dévoile, à la recherche d’autres signaux, d’autres intervalles, d’autres nuances, d’autres temps et d’autres modes de jeu, jusqu’alors délaissés : les résistances du matériau de l’archet ou du chevalet, de la table, du crin ou du bois sur la corde se donnent à entendre, de même que le souffle de l’instrumentiste et de délicats sons éoliens. Résonnent l’inouï et autant d’horizons incertains destinés à l’écoute d’un lointain tout à la fois nostalgique et utopique. Chaque son, chaque fragment ouvrent à la multiplicité des écoutes et découvrent d’innombrables autres voies ou chemins. Et l’interprète se dédouble, s’écoute lui-même dans la transformation de ce qu’il vient de jouer, y réagit et se compose dans l’espace avec chacun des autres musiciens.

Archipels
S’il fallait donner une forme à ce cycle, ce serait celle de l’archipel, des îles que sépare l’eau et que relie le périple marin – mais non l’Odyssée de la pleine mer. Chez Nono, une multiplicité de lignes dessine en chaque œuvre un tel périple. Ainsi, Prometeo, que le Festival d’Automne présentera en 2015, et dont le philosophe Massimo Cacciari prépara le livret – empruntant à Hésiode, Eschyle, Euripide, Goethe ou Walter Benjamin –, est divisé non en actes ou en scènes, mais en îles, dans le souvenir de cartographies anciennes.
L’archipel se manifeste aussi dans le goût de Nono pour l’œuvre du Tintoret, qu’il regardait intensément avec son ami le peintre Emilio Vedova. Les lignes de force serpentines, la spirale ou l’éventail, comme les couleurs intenses n’y ont d’égal que le maniement de la lumière : des îles de lumière altérant la perspective et la hiérarchie des plans. « Voir comment il [Le Tintoret] casse le centre au profit d’une conception polycentriste, avec des signes, des ruptures, des couleurs. » C’est précisément une pensée en archipel qui préside au vaste cycle que le Festival d’Automne consacre à Luigi Nono : des œuvres rares, sinon inédites en France, données par de nouveaux interprètes qui succèdent aux créateurs historiques, avec le désir d’une transmission (et d’autres œuvres attendent encore, à cet égard, leur création parisienne, parmi lesquelles la seconde action scénique Al gran sole carico d’amore (Au grand soleil d’amour chargé)) ; autour d’elles, des partitions majeures et tout aussi rares d’amis auxquels Nono était lié (Bruno Maderna, Karl Amadeus Hartmann, György Kurtág...), ainsi que de son élève Helmut Lachenmann, avec qui il noua un intense dialogue privilégié ; enfin, des compositeurs de générations plus récentes, pour qui la musique de Nono n’est pas sans exercer une grande fascination (Wolfgang Rihm, Heinz Holliger, Olga Neuwirth, Gérard Pesson…).
Toutes ces ramifications mettront au jour l’extraordinaire permanence des œuvres de Luigi Nono.

Laurent Feneyrou