Portrait Olga Neuwirth

Les nefs d’Olga Neuwirth

 

L’œuvre musicale d’Olga Neuwirth déconstruit notre quotidien, le corrode, par l’artifice ou l’ironie, et découvre, sous sa banalité, l’étrangeté, la bizarrerie, le mirobolant. À vif, son monde est traversé de crises et d’états turbulents, entre lyrisme, accidents et césures abruptes, de tensions aussi, de la mémoire et du rêve. Un rêve exaltant l’imaginaire de chacun, en quête d’une logique et d’une beauté renouvelées. Non sans humour, le langage, en proie au réel, à la guerre ou à la destruction, nous laisse deviner les chimères qui s’y logent et l’ordre friable, sinon l’abîme au-dessus duquel chacun de nous danse. Aussi cette musique est-elle fascinée par les doubles-fonds et les simulacres, hantée par les miroirs et leurs reflets tronqués, gorgée d’éléments hétérogènes et de sons hybrides. Une telle diversité relève non d’un patchwork, mais de « possibles » et d’une « autre totalité », image d’une coexistence qu’atteste la nature et d’un monde riche de ses différences.

 

En 2005, Olga Neuwirth lit une nouvelle traduction allemande de Moby Dick, plus proche de la version originale, et s’enthousiasme pour l’écrivain, « pionnier et visionnaire », et pour son œuvre entier. « J’ai été profondément émue par le destin de Herman Melville et inspirée par la riche complexité de sa prose, ses structures narratives innovantes et changeantes, son humour et sa capacité à exprimer, dans un flux spon-tané de langage, les structures inhérentes à l’esprit humain », écrit-elle. Un film s’esquisse en 2009, Songs of the Unleashed Ocean, pour lequel Olga Neuwirth écrit le script et visite les lieux où Melville séjourna, mais il demeure à l’état de projet.

 

« Bien des choses, chez l’écrivain américain, fascinent Olga Neuwirth, notamment ses appels répétés à la tolérance vis-à-vis des autres cultures et de l’autre en général. Deux séries de photos ont vu le jour à Manhattan : l’une d’entre elles comprend Everyday Olga et Quiet on the desk, qui documentent les conditions de travail d’une artiste laissant libre cours à sa créativité. Pendant plusieurs mois, Olga Neuwirth s’est prise en photo tous les jours dans son bleu de travail avec une carte de pointage indiquant précisément ses horaires.

 

Pour la série O Melville !, la compositrice a parcouru New York, un masque de Herman Melville sur le visage : places, coins de rue, métro, bord de mer à Long Island, aquarium et même le Met. Outre les photos, le livre d’Olga Neuwirth contient les « Notes sur l’univers de Melville », lesquelles comprennent le texte Das Fallen. Die Falle (La chute. Le piège) d’Elfriede Jelinek ainsi que des contributions de l’historienne de l’art new-yorkaise Katherine Jánszky Michaelsen et du musicologue Stefan Drees. Un projet fascinant qui associe photographie, littérature et musique ! » De la lecture de Moby Dick naît aussi The Outcast (2008-2010), sous-titré “A musicinstallation-theater with video”. Le roman de 1851 est mis à distance par un vieux et solitaire Melville méditant sur son enfance, l’existence, l’écriture ou les mystères de la mer immense, dans l’épave du temps jadis, et croisant dans sa conscience sans cesse en mouvement ses propres personnages. Puis, Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie (2014-2015), qu’Olga Neuwirth assimile à un « roman d’aventure » et à une « sorte de théâtre musical », s’inspirent des « îles enchantées », les Galapagos, que Melville décrit dans dix « esquisses » philosophiques publiées en 1854.

 

Dans ces œuvres globales, aux architectures liquides, mêlant les sollicitations sensorielles, bien des thèmes politiques affleurent : le racisme, l’intolérance et les discriminations, dont tel ou tel personnage fait cruellement l’expérience ; les illusions de grandeur et la soif de pouvoir, celles de l’autocrate, fossoyeur de la démocratie, fanfaron et flagorneur, manipulant l’individu et induisant en lui un sentiment d’infériorité, pour se poser en sauveur de la communauté ou de la nation ; la cupidité, la dérégulation anarchique de la nature et la promesse d’un désastre écologique qui l’accompagne ; l’exploitation des peuples autochtones par les puissances coloniales ; la désintégration sociale née de n’importe laquelle des récessions économiques ; les migrants, adultes et enfants, morts noyés en ten-tant d’échapper à la misère… « Moby Dick est pour moi un archipel. Pour Melville, il ne s’agit jamais d’une totalité, mais d’un espace ouvert, car pour lui, il n’y a pas de clarté absolue et pas de réponse unique à l’homme, à la Nature et à Dieu. » Tout se fait quête d’identité, y compris sexuelle, dans une variabilité revendiquée. Aussi le choix d’une tessiture vocale n’est-il pas anodin, et Ismaël devient-il, dans The Outcast, Ismaëla, car les femmes n’étaient pas autorisées à travailler sur les navires, et quand elles osaient le faire, devaient dissimuler leur genre, connaissant parfois un sort tragique, qui n’était qu’exceptionnellement relaté.

 

Olga Neuwirth compose une musique existentielle, qui sonne « comme sa compositrice » et où tout est constamment mobile, éphémère, vivant. Les flots, le ressac, la marée ou le courant sont autant de méta-phores du cheminement, de voies parcourues sur la terre ou sur l’eau, d’une traversée incertaine de paysages sonores, des îles d’un archipel musical entraînant l’auditeur dans un voyage émotionnel et spirituel qui le transforme. Une nef de l’écoute. La troisième œuvre au programme du cycle que le Festival d’Automne consacre à Olga Neuwirth, Masaot (2013), le dit également à travers le lit du Danube, de ses rives autrichiennes à son large delta. Comme chez Mahler, le sublime y côtoie le banal, dans la mémoire de musiques léguées par un grand-père exilé et connu seulement par des photographies et dans les discours familiaux. « Anti-internationalisme, antimodernisme et antisémitisme vont souvent ensemble. Encore et encore. » Une identité plurielle se déploie dans Masaot, carrousel empreint de chants juifs et de traits de la Mitteleuropa, entre l’espace réel du dehors, du fleuve puissant, et celui, intime, voire secret, du rêve et de l’imaginaire.

 

Laurent Feneyrou 


Le Portrait Olga Neuwirth reçoit le soutien de la Fondation Ernst von Siemens pour la musique.