Portrait Ramon Lazkano

“L’âme basque, espace de tous les imaginaires”
Le Festival d’Automne a de tout temps tracé des liens entre tradition et création. En réunissant sur une même scène des musiciens du Pays Basque, amateurs pour la plupart, des interprètes de renom pour la musique de Maurice Ravel et L’Instant Donné pour l’œuvre composée par Ramon Lazkano d’après le récit de Jean Echenoz, le Festival mène sa démarche plus loin encore : il s’agit d’entraîner le spectateur-auditeur au cœur d’une tradition musicale basque afin de reconnaître ensuite ses sources dans le Trio de Maurice Ravel, puis d’en déceler les prolongements dans une œuvre nouvelle de Ramon Lazkano, basque lui-même, dont le sujet est précisément Maurice Ravel.

« Un Basque, un béret ; deux Basques, une partie de pelote ; trois Basques, une chorale ». Voilà pour le cliché. Pourtant, il est vrai que l’on chante beaucoup en Pays Basque. Ici, la musique est le ciment de la vie sociale. On chante en improvisant comme un bertsulari (faiseur de vers) ou en récitant de longues séquences comme un koblakari (chanteur de couplets), on chante en otxote (huit voix d’hommes) ou en chœur de toutes les façons possibles.
Cette pratique au quotidien s’accompagne de jeu instrumental. On en fait remonter l’origine à cette flûte à trois trous des grottes d’Isturitz Oxocelhaya (paléolithique supérieur). Cette flûte se décline en txistu, en silbote, on en joue en s’accompagnant d’un tambourin ou, en Soule, en frappant sur les cordes tendues d’un ttun-ttun. Mais on joue aussi la gaita (ou dultzaina) navarraise héritée des pays du Maghreb, l’alboka biscayenne, on frappe l’atabal, embrasse le muxukitarra (guimbarde), cultive une expertise redoutée en accordéon diatonique.
Bien des musicologues ont cherché à caractériser l’originalité de cette musique : les quarts de tons ? un timbre lié à cette langue à la mystérieuse origine ? ce rythme aksak, asymétrique, à cinq temps qu’on appelle zortziko ? Ravel en fit le thème de son Trio. Il en parle, d’ailleurs, dans une correspondance avec le Père Donostia au retour d’une excursion dans les montagnes de Soule, liant ainsi musique et paysages.

Car les paysages du Pays Basque ont forgé un art et une culture à leur image.
De part et d’autre des Pyrénées, la langue basque, euskara, unifie les sept provinces (trois au nord, quatre au sud) de ce « Zazpiak bat » (les sept font un). Comment les monts inquiétants, les cols infranchissables, les gaves, les gorges et les canyons de Soule n’auraient-ils pas façonné un dialogue avec les humains qui soit à leur mesure ? En témoignent les maisons aux toits asymétriques et les églises trinitaires, les barrages et les ponts, et la diaspora entreprenante, qui ne chante le départ que sur la promesse du retour. Ainsi se dessine une « âme basque », espace de tous les imaginaires, pétrie des formes sociales faites d’entraide, de solidarité et d’entêtement à faire vivre la vieille langue. C’est à ce prix sans doute qu’une culture peut prendre place durablement dans les âges des civilisations.
Le symbole de cette mystique, c’est le makila, bâton gravé en bois de néflier qui inscrit le temps et la trace, et qui rythme aussi la pastorale dont on a dit que le contenu linguistique et littéraire fascine les euskalduns (locuteurs basques) ; elle dévoile une tension interne, une lutte entre la forme figée, ritualisée, partagée et forgée en commun, héritée du passé (le passé pour les Basques se situe devant et non pas derrière : aintzina signifie « devant » et « autrefois »), et des contenus aux sujets actuels, en phase avec la réalité sociologique, voire politique, immédiate. Ainsi, la pastorale passe d’une sorte d’extravagance folklorique à la beauté d’un acte engagé, où les gens se réunissent pour parler de leur histoire proche, celle qui les préoccupe, et dans une création éphémère, faire naître un art qui n’appartient qu’à eux.
De ces formes de tradition basque à Maurice Ravel, un lien solide s’est construit. Sa mère lui a transmis la langue. Les chants, les paysages et la passion pour ce pays ont imprégné son œuvre. Le Trio en la mineur fut composé à Ciboure en 1914. Il est construit sur ce rythme de zortziko que Ravel utilise dans plusieurs de ses œuvres, mais jamais de façon littérale. Ce rythme à cinq temps (1 + 2 + 2) est ici travaillé à huit temps et il constitue le thème même de son premier mouvement. Ravel avait aussi le projet d’une œuvre qui porterait le titre Zazpiak bat, référence à l’unité des sept provinces du Pays Basque.
En Soule (Xiberoa), la force de la création dans la perpétuation de la tradition se manifeste. Ici, chacun naît danseur. La troupe de danse est le lieu où l’on se mesure aux répertoires hérités de ceux qui nous ont précédés, le lieu d’un dépassement de soi mais où la création se fait collective, le lieu où chacun finit par revisiter les formes de la tradition pour la réinventer.

L’œuvre de Ramon Lazkano, né en 1968 à Saint-Sébastien, fait l’objet d’un « Portrait » en trois étapes dans des formations diverses (soliste, quatuor et ensemble instrumental). Si les titres de ses œuvres sont en langue basque, ils témoignent de l’« incrustation » de la langue et de la culture basque, tout comme en témoignent ses hommages au sculpteur Jorge Oteiza ou au poète-chanteur Mikel Laboa. Ravel (Scènes), étape initiale de l’opéra Ravel, composé à partir du roman éponyme de Jean Echenoz, réunit deux chanteurs et quinze musiciens.

D’après Denis Laborde