Portrait Romeo Castellucci 2014

Vers l’irreprésentable
Résister à l’effacement Romeo Castellucci est l’un des refondateurs majeurs du théâtre au XXIe siècle. Depuis ses premiers rapports avec la scène, il y a plus de trente ans, il n’a jamais cessé d’interroger sa matière, dans ses fondements même. Chaque pièce est passée au crible d’une réflexion sur des origines autant que sur des fins qui justifieraient la pratique du théâtre ici et maintenant, par la grâce de cet archaïsme envers et contre tout résistant : l’humain dans ses représentations. L’œuvre est l’une de celles qui ont fait passer notre commerce avec le personnage, sa psychologie, ses intrigues dans un monde d’allégories, de sentences, d’odeurs, de couleurs et de sons, qui n’engagent plus à suivre la narration d’une fable, mais un cheminement mental à travers des blocs où s’ouvrent des connexions insoupçonnées entre objets de nature différente. Chaque scène porte sa part de parabole, jamais totalement révélée, qui joue des éléments les plus triviaux comme des plus éthérés. En interrogeant ce qui s’est infiltré et disséminé au théâtre depuis d’autres champs artistiques, philosophiques ou théologiques, scientifiques ou technologiques, chaque pièce de Romeo Castellucci met les sens en alerte, suscite un profond ébranlement physique autant que spirituel. « Théâtre d’images » a-t-on dit grossièrement, alors que « l’image » n’est qu’une composante d’une interrogation complexe de la figure et de la figuration englobant le corps, l’objet, le verbe, l’espace, la lumière et le temps.

Quand le Festival d’Automne, avec la complicité régulière de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, accueille la compagnie de Romeo Castellucci, la Socìetas Raffaello Sanzio, à Paris, celle-ci a fait passer l’Italie de l’ère des metteurs en scène tout-puissants, celle de Strehler et Ronconi, à une modernité qu’avait commencé de frayer notamment un Carmelo Bene. La Raffaello déploie un tissu de références à la pensée et à l’art occidental dans ce qu’ils ont de plus significatif, depuis la statuaire sumérienne jusqu’aux aphorismes de l’art-langage. Ainsi, la confrontation du Salvator Mundi surdimensionné (et en noir et blanc) d’Antonello da Messina avec la référence souterraine à l’œuvre du plasticien Piero Manzoni est-elle un point focal de Sul concetto di volto nel figlio di Dio ; de même que la tempête développée sur fond d’une photographie maniériste du XIXe siècle avec Rothko dans The Four Seasons Restaurant.
Un ancrage plus puissant encore est celui de la littérature, sans distinction de genre. La quête du mot juste, du nom, de ses racines, commande à tout développement scénique. « Plus un mot est ancien, plus il va profond » indiquait le sous-titre du Lucifero (1993) de la Raffaello. Des allers et retours mesurent la profondeur.
Passer de la Bible à Shakespeare, d’Eschyle à Artaud ou de Hawthorne à Hölderlin, de l’aleph à des constellations de mots, c’est résister à l’effacement, conduire au chant et au silence, affirmer par le verbe la permanence de l’humain y compris quand il parait s’être retiré de scène.

Consumer la représentation
Comment aborder l’irreprésentable ? Telle est la question posée à travers le nom d’Auschwitz par Genesi. From the Museum of Sleep, que le Festival d’Automne à Paris présente en 2000. « À partir de Caïn, chaque acte de création porte en soi comme un noyau noir, sa charge négative, la puissance du non-être qui mine de l’intérieur chaque prétention à l’existence. C’est donc à travers les yeux de Caïn, pleins de l’expérience tragique du vide, que cette Genèse est lue et représentée », dira Romeo Castellucci.
Trois actes : In Principio (Berêsit) ; Auschwitz ; Caino e Abele.
Après les noirceurs du « Commencement » – le In Principio qui ouvre l’Ancien testament –, où se tordent sous un bombardement de signes les corps nus, difformes, d’Adam et d’Ève, « Auschwitz » fait plonger dans une lumière éblouissante. Un monde lacté de douceur et de peluches où posent de petits enfants dans des gestes réduits à l’essentiel, comme observés de loin. À l’acte III, Caïn, qui n’a qu’un moignon pour bras gauche, affronte son frère, tandis que deux chiens sont lâchés. Le plateau se met à battre sous l’effet d’un cœur révélateur, sa chair, mortelle, palpite en tambour de deuil. Le mythe fait résonner l’Histoire, des flammes géantes consument le représentable.

Présenté la même année au Festival d’Automne à Paris, Il Combattimento dai Madrigali guerrieri et amorosi, Libro VIII, de Monteverdi, est confronté au Combattimento in liquido, composition originale de Scott Gibbons. Histoire, guerre, amour et conception, sang et sperme, chimie et physique, baroque et électro. Un extraordinaire ballet mécanique, mené par des pantographes hydrauliques de peinture industrielle, transforme le décor en un Pollock tridimensionnel. Giulio Cesare (1997), présenté par le Festival l’année suivante, accommode des bribes de Shakespeare et d’historiens latins. Un meurtre, à nouveau. Le père et le « fils ». « Je voyais l’assassinat de Giulio Cesare (mêmes initiales que Gesu Cristo), comme une eucharistie euphorique et douce, célébrée par Brutus », dira Romeo Castellucci. Questionnement de la statuaire et de la rhétorique. Excès de discours qui fait gonfler littéralement Cicéron, dont le dos est tatoué d’ouïes de contrebasse. Manque chez Antoine, trachéotomisé, dont il faut aller chercher les vibrations sonores par endoscope (images en direct).

Aussi mineur soit-il, Bucchettino (Le Petit Poucet) marque l’importance du conte de fées et du merveilleux dans l’œuvre de Romeo Castellucci. La forêt primordiale poussera dans la Tragedia Endogonidia comme dans Parsifal, avec ses sorcières et ses ogres.
La question de l’enfance au théâtre et de l’enfance du théâtre demeurera essentielle. « Infantia, rappellera Romeo Castellucci : celui qui est hors du langage ».
Et son théâtre n’a jamais cessé de chercher la constitution d’un langage. L’enfance est encore là, en 2004, dans la reprise au Festival d’Automne de Amleto. La veemente esteriorità della morte di un mollusco (Hamlet. La véhémente extériorité de la mort d’un mollusque) (1992). Un autiste, encore jeune, recueille au tableau noir les graphes d’une vie divisée par le « Être ET ne pas être ».
En 2006, Hey Girl ! manifeste une autre sortie d’enfance. Romeo Castellucci adresse à une jeune femme très contemporaine son « Je vous salue Marie… », suite de tableaux énigmatiques éclatants de couleurs, baignés de merveilleux.

Le regard tragique
Entre temps, lors du Festival d’Automne 2003, les ateliers Berthier auront été le siège du sixième épisode de la Tragedia endogonidia : P.#06 Paris.
La Tragedia Endogonidia forme un cycle sans précédent connu de onze pièces, enracinées dans l’histoire de dix cités européennes, montées de 2002 à 2004, un polyèdre monumental à onze faces. Fin de la tragédie dans sa configuration originelle et difficulté de réinventer le tragique. « Il n’existe aucun regard digne d’être tragique, c’est-à-dire aucun regard qui soit capable de créer par sa seule force une communauté humaine. C’est la tâche à laquelle devra s’appliquer le théâtre dans le futur. » écrit alors Romeo Castellucci. Jésus entre par une fenêtre, interroge le Sphinx, et peut-être le crâne d’Hamlet. Passent des policiers évadés d’un burlesque américain qui rejouent le sacrifice d’Isaac sur des machines à laver le linge. Des drapeaux français sortent des murs, claquent dans le vide, vive la Libération !
De Gaulle peut arpenter la scène. Trois voitures tombent du plafond. Un, deux, trois monothéismes ? Le crucifié réapparaît sur le toit de l’une d’entre elles, emporté par un homme en haut de forme rouge. Revoici l’aleph et le beth, sur la croupe d’un cheval tantôt noir, tantôt blanc.

Après une retentissante Divina Commedia au Festival d’Avignon (2008), l’œuvre de Romeo Castellucci va suivre un nouveau cours qui propose, reconnait-il, « une lecture plus transparente, dans une énergie non pas explosive, mais retenue. »
En témoigneront Sul concetto di volto nel figlio di Dio, présenté au Théâtre de la Ville et au CENTQUATRE-PARIS en 2012, puis The Four Seasons Restaurant en 2013, un élément d’un nouveau cycle, celui du Voile noir du pasteur, inspiré par la nouvelle de Nathaniel Hawthorne, non pas « organisé » comme a pu l’être la Tragedia, mais qui se découvre au fur et à mesure qu’il se dévoile – et que le voile s’épaissit. Chaque fois il s’agit pour lui de remettre le théâtre sur le métier, en tournant autour de l’irréductible irreprésentable. Comme il le fera dans les trois pièces présentées cette année au Festival d’Automne. En dévoilant, dans Schwanengesang D744, couche après couche, le corps-palimpseste de son interprète ; en activant, dans Le Sacre du Printemps, les traces dansantes laissées dans l’air par la terre des ancêtres ; en auscultant enfin, dans Go Down, Moses, le buisson ardent, ce « dialogue avec le feu qui conduit à brûler toutes les images ».

Jean-Louis Perrier