Portrait William Forsythe

Extension du domaine de la danse

Un séisme à nul autre pareil
Ironie du sort. Alors que dans les années 1980, en France et dans toute l’Europe, l’essor de la danse contemporaine ne jure que par la découverte des pionniers d’Amérique – de Merce Cunningham à Trisha Brown et Lucinda Childs –, une météorite traverse le ciel de nos certitudes et fait voler en éclats tous les stéréotypes voulant faire du ballet classique table rase. Comble du paradoxe, la météorite en question vient de New York mais vit en Allemagne depuis déjà dix ans lorsque son nom apparaît dans la presse hexagonale qui voit en lui le successeur de George Balanchine. Dithyrambique, la critique s’enflamme et, l’été 1988, Libération titre : Forsythe, l’évidanse. Sous la plume de Brigitte Paulino-Neto, la secousse est brutale : « Et l’échelle de Richter chorégraphique enregistra un séisme à nul autre pareil. Et l’on sut que cet Américain de 38 ans venait de tout balayer sur son passage, que plus rien, dans la danse, ne serait comme avant. Et que ce chorégraphe avait eu beau venir après l’hétérodoxe Balanchine, après Cunningham et sa révolution copernicienne, après les frasques chorégraphiques d’une Karole Armitage, après Trisha Brown, Bob Wilson et Richard Foreman, il n’en apportait pas moins une danse absolument nouvelle, une danse que personne n’attendait plus, une chose inouïe, jamais vue, capable de vous plonger dans le plus pur ravissement. Car, gorgée de sens, la danse s’était mise à transpirer l’intelligence, le corps était devenu signe, la chorégraphie hiéroglyphe, et la beauté une chose encore possible. »

Dès lors, on n’eut de cesse d’en savoir plus et de voir ses spectacles, énumérés dans le désordre d’une mémoire cristallisée par le prodige qu’enfante toute découverte, sa permanence au cours de l’existence et son irréfutable persistance rétinienne : Artifact, Impressing the Czar, Enemy in the Figure, In The Middle, Somewhat Elevated, Limb’s Theorem, Quintett… Et chaque fois, éprouver cela, comparable au syndrome de Stendhal : un choc du regard, ébloui, une déflagration des sens, chamboulés, un remuement irrésistible du sens (dé)livré à la beauté, à la vitesse, plongé dans le noir le plus intense ou la lumière la plus vive, à un charivari des éléments du décor délestés de leur convention pour intégrer la dramaturgie et se fondre dans le mouvement : chutes impromptues des rideaux de scène, déplacement manuel des projecteurs par les danseurs, accord magistral entre l’énergie gestuelle et une musique intrinsèque à la révolution chorégraphique qui se déploie sous nos yeux, fruit de la rencontre entre William Forsythe et le compositeur néerlandais Thom Willems… Et la danse, comme un maelström visuel, qui subjugue par sa réinvention prodigieuse du vocabulaire classique contaminé par toutes les danses de son époque : break, funk, afro, musical et aussi, furieusement contemporaine. William Forsythe le revendique d’ailleurs comme une évidence : « Je suis un Américain de Long Island. Je vis à l’ère de la bombe atomique, de la pollution et du Sida, à l’époque du stress, de la violence et des ordinateurs. Est-ce vraiment le moment de raconter des contes de fées ou de se complaire dans l’esthétisme ? » (Libération, 1989)

« Pour moi et mes girls… »
Né à New York en 1949, il découvre la danse très jeune, « à la télévision, vers cinq ou six ans. Surtout du rock n’ roll et des films de Fred Astaire. Il y avait un show très populaire, l’American Bandstand, qui passait chaque après-midi des hits du rock, et avec ma cousine Barbara, je dansais tout l’après-midi. Vers quinze ou seize ans, je faisais des quantités de chorégraphies de music-hall, pour moi et mes girls… », confie-t-il au Monde en 1988. Suit l’itinéraire classique, en mode accéléré, d’un surdoué qui n’a pas de temps à perdre : cours de danse classique à l’université où son professeur le repère immédiatement et l’intègre à son ballet. Il n’a que 17 ans et règle son premier ballet deux ans plus tard, avant d’intégrer le Joffrey Ballet de Chicago, puis celui de Stuttgart dont il devient le chorégraphe principal de 1976 à 1980. Ensuite, il travaille en freelance et crée pour les opéras et ballets de Munich, Berlin, Francfort, New York, Paris ou du Nederlands Dans Theater. Une dispersion et une ouverture au mouvement perpétuel qui ne le quitteront pas, même lorsqu’il prend la direction, en 1984, du Ballet de Francfort, ville où il s’installe durablement jusqu’à aujourd’hui, après avoir quitté la direction du Ballet en 2005 pour y fonder sa propre compagnie.

« Bienvenue à ce que vous croyez voir »
Cette phrase, on la répète comme un mantra, tant elle définit son approche de la danse : « Le vocabulaire n’est pas, ne sera jamais vieux. C’est l’écriture qui date. Je ne me pose pas la question de savoir si je suis un chorégraphe “classique”, simplement, il est plus aisé pour moi de parler le langage classique. Je dispose d’un alphabet que je peux aussi bien utiliser pour écrire des histoires d’aujourd’hui. » Une réflexion et une pratique dérivées aussi des lectures qui nourrissent sa création : Robbe-Grillet, Gilles Deleuze, Michel Foucault, mais aussi l’architecte Libeskind ou le théoricien allemand du mouvement, Rudolf Laban, dont les principes développés dans son livre Choreutique sur les directions du corps dans l’espace et les possibilités du mouvement humain se greffent, chez William Forsythe, sur l’exploration de l’espace décentré révélé par Merce Cunningham. D’ailleurs, on parle beaucoup dans les pièces de Forsythe et certaines adresses au public restent emblématiques de sa démarche : « Bienvenue à ce que vous croyez voir », entend-on dans Artifact, véritable noyau dur de la pièce. Car l’invention n’est pas du seul ressort de ses danseurs, elle entraîne avec elle l’assemblée des regardeurs. Lorsque Forsythe s’en explique, sa parole vaut manifeste pour l’ensemble de ses créations : « Le point de départ de la structure d’Artifact est Descartes, le Discours de la méthode, mais il faut l’entendre aussi dans le sens que Derrida donne à la fonction du jeu. “Bienvenue à ce que vous croyez voir” est, en quelque sorte, l’exposition des règles du jeu auquel je convie le spectateur : je lui dis “viens”, mais je le préviens aussitôt que nous irons ailleurs que là où il pense aller, je lui dis : “suis-nous”, mais là où je le conduis règne le décalage, le glissement de sens, le transfert. Je ne désire rien tant que de le déso-rienter, perturber ses habitudes théâtrales, l’amener progressivement à douter de sa propre situation face au spectacle. Cela, on ne peut l’obtenir sans se confronter à la machinerie théâtrale et à son code : le rideau, le prologue, la chute, la lumière et l’obscurité. » (Libération, 1988)

Passé maître dans l’art d’être là où on ne l’attend pas et considérant ses danseurs comme des collaborateurs et créateurs à part entière, William Forsythe ne se limite plus au seul plateau de théâtre pour élaborer et expérimenter le mouvement dansé : installations vidéo et expositions sont devenues des champs d’exploration privilégiés, comme en témoigne sa présence régulière au Festival d’Automne à Paris depuis 2002, avec Kammer/Kammer, puis sa venue au Louvre en 2006 lors de l’invitation de Toni Morrisson pour son exposition Corps étrangers. Avec Peter Welz, il interrogeait la figure humaine et sa relation à l’espace et proposait une installation jubilatoire, Retranslation/Final Unfinished Portrait (Francis Bacon), en contrepoint à sa chorégraphie, Three Atmospheric Studies, sur des textes de lui, de Dana Caspersen et de David Kern. En 2011, telle une cure de jouvence, le Festival d’Automne à Paris avait programmé, avec le Théâtre National de Chaillot, Artifact, Impressing the Czar et Sider… Comme un avant-goût de ce parcours proposé cette année à celui qui reste sans conteste, trente ans plus tard, le chorégraphe le plus excitant et le plus novateur qu’il nous soit donné de regarder et d’admirer.
Fabienne Arvers