Programme American Dance

Que connaissons-nous exactement de la danse américaine ? Comment s’est constituée l’image fragmentaire et parfois contradictoire que nous en avons d’Europe – image faite de rigueur formelle et de minimalisme aussi bien que d’entertainment et d’excentricité ? Longtemps dominée par la figure de Merce Cunningham, dont l’œuvre s’est déployée pendant plus de 70 ans sur les deux rives de l’Atlantique, essaimant les principes d’abstraction et de synthèse des arts, elle a été reprise et redéfinie à partir des années 1960 par les membres du Judson Dance Theater – Yvonne Rainer, Steve Paxton, Trisha Brown, Lucinda Childs – dont Cunningham disait qu’ils n’étaient pas ses enfants mais plutôt ceux de John Cage. Poursuivant la voie de l’abstraction, ils ont remis en cause les mécanismes spectaculaires – utilisant le langage, la caméra, les interventions in situ et l’intégration des gestes du quotidien pour élargir le champ d’action de la danse. Où en est la scène américaine aujourd’hui, quel rapport entretient-elle avec son histoire ? Nourrie d’art conceptuel et de performance, de pop-art et de contre-culture, de cultural et de gender studies, de comédie musicale et d’expérimentations scéniques, elle forme un paysage résolument hybride, où la question du genre et des genres, des minorités et du mainstream, de la fiction et du détournement des codes théâtraux se diffracte en de multiples positions esthétiques.

Merce Cunningham s’est éteint en 2009, refermant une page de cette longue histoire commencée dans les années 1950 au Black Mountain College, lieu transdisciplinaire où se retrouvaient artistes, musiciens, chorégraphes et chercheurs. Élèves de Cunningham et Cage, Trisha Brown, Lucinda Childs ou Steve Paxton continuent aujourd’hui de se produire et de se réinventer près de 50 ans après leurs premières expérimentations. Au sein de sa compagnie, Trisha Brown a réinvesti la scène, travaillant les combinatoires et les nuances du « mouvement pur », dans des pièces comme Son of gone fishin’ ou Foray Forest, qui allient rigueur mathématique et liberté d’agencement des mouvements. Au fil de collaborations avec les grands noms de la musique et de l’art minimaliste, comme Avalaible Light qui réunit John Adams et Franck Gehry, Lucinda Childs a opéré une synthèse entre la fluidité des formes abstraites et les constructions d’ensemble héritées du ballet. Steve Paxton a pour sa part creusé le sillon de l’improvisation, déployant une danse attentive au présent, à la modulation d’états de conscience – comme dans son œuvre maîtresse les Variations Goldberg – ou créant des pièces plus composites comme le solo Bound, remonté en 2013 avec le danseur Jurij Konjar.

Comme le souligne Trajal Harrell, l’histoire de la danse est une matière malléable, tissée d’interactions, de lignes brisées, d’interprétations disparates. Dresser un panorama de la danse américaine implique d’envisager les rebonds d’une scène à une autre, la circulation des styles, des idées. Chez Trajal Harrell tout comme chez Miguel Gutierrez, l’héritage postmoderne s’est greffé sur des influences esthétiques hétérogènes : le voguing, danse du détournement et de l’exubérance pratiquée par les communautés homosexuelles noires et latinos chez l’un ; la scène queer et l’investigation philosophique chez l’autre. Pour ces deux chorégraphes, l’hybridation des esthétiques est indissociable de celle des corps, le déplacement des codes scéniques de celui des codes sexuels hétéro-normés – croisement que l’on retrouve aussi bien dans la série Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church de Trajal Harrell, que dans Last Meadow de Miguel Gutierrez – où le cinéma, la chanson, et la danse s’entrechoquent dans une explosion de formes. D’autres écritures témoignent de la diversité des expressions scéniques aux États-Unis, comme celle de Faye Driscoll qui décortique la variété des relations intersubjectives – les errances et interdépendances du moi, du nous, du vous – au fil de pièces comme Thank You For Coming: Attendance, ou You’re Me . L’exemple de Jennifer Lacey témoigne de la vitalité et de la diversité des échanges entre France et États-Unis. Après avoir étudié et commencé sa carrière à New York, elle s’est installée en France il y a 15 ans, développant une collaboration fructueuse avec la scénographe Nadia Lauro. Ses nombreux projets avec des artistes, des chorégraphes ou des musiciens poursuivent cette voie transdisciplinaire et interculturelle – comme lors de sa prochaine création, Lieu Historique, qui investit les salons feutrés typiquement parisiens du Mona Bismarck American Center – du nom d’une mécène américaine – accompagnée de la chorégraphe Alix Eynaudi et de la musicienne Zeena Parkins. Après de nombreux épisodes qui ont vu les deux continents s’observer, s’influencer, débattre ou s’ignorer, l’Europe et les États-Unis écrivent actuellement une nouvelle page de leur histoire chorégraphique respective.

Gilles Amalvi