Programme


En famille

En famille
Programme 2023

Yto Barrada © Benoit Peverelli

Yto Barrada

Yto Barrada est l’invitée du Festival d’Automne pour les arts visuels. Née en 1971 à Paris et vivant entre Tanger et New York, elle revient à Paris avec une invitation en trois volets : Solidité lumière, Balcon Bettina et Carte blanche Cinémathèque de Tanger. Elle s’entretient ici avec Clément Dirié, commissaire d’exposition et critique d’art.

 

Qu’est-ce qui est le plus important pour vous : les règles ou les jeux ?
Les jeux sans règle et les règles sans jeu ! Les règles m’intéressent lorsqu’elles agissent comme des obstacles et permettent de sauter, de passer en dessous, de faire un pas de côté, de tomber. Les règles créent une sorte de construction dans l’espace à laquelle la pensée peut s’adosser, un peu comme ces jeunes hommes, les hitistes, qui passent – malgré eux – l’essentiel de leur journée appuyés aux murs des grandes villes. Je les ai beaucoup photographiés à Tanger.

 

Vous aimez bien travailler avec des règles.

J’aime bien m’adosser à quelque chose qui existe déjà, que ce soit une chose trouvée, un mot, une expression, une histoire. L’avantage de se donner des règles, c’est qu’il est possible d’y échapper. J’aime bien les contraintes. J’ai finalement beaucoup plus de liberté quand j’ai des contraintes. De toutes façons, je ne pense pas que la liberté absolue existe vraiment. Il y a toujours un temps, une date de rendu (la « deadline »), un lieu. Chez moi, les projets sont poreux et prennent du temps. J’aimerais pouvoir les déployer sans jamais les figer.

 

Les premières notions qui viennent à l’esprit pour parler de votre travail sont l’apprentissage, les savoir-faire, la reprise des traditions. Il semble néanmoins que ce qui vous intéresse surtout, c’est d’être au niveau des objets, des gestes, des noms, au niveau de la culture matérielle, du sensible.

Absolument. Cela consiste à être de plain-pied avec les mots et le langage. Être étrangère – comme c’est mon cas ici à New York –, c’est une manière de s’entendre beaucoup plus. Il y a une prégnance de toutes ces choses qui sont silencieuses quand tu es chez toi et qui deviennent alors bruyantes, visibles dans leur étrangeté. Pour moi, la culture matérielle va de pair avec le langage. En étudiant la manière dont sont fabriqués les tissus, les couleurs, des mots nouveaux apparaissent en permanence. Mon quotidien d’artiste, c’est d’apprendre tout le temps : des techniques, des recettes, des manières de tisser, le vocabulaire précis d’un artisanat ou d’une science, d’une conversation avec Marcel Bénabou, membre de l’Oulipo. Je peux décoller avec n’importe quoi. Il s’agit de créer des échos, d’établir des rapports entre des univers, des vocabulaires. Mon intérêt pour le langage réside dans sa capacité à nous faire penser des choses impen- sables auparavant, à donner corps à des solutions matérielles, tactiles, poétiques.

 

Vous aimez décrire le rôle de l’artiste comme cette capacité à déployer et connecter les choses entre elles.

C’est surtout son super pouvoir. L’artiste fait des liens en permanence, tout comme l’enfant. Il s’agit d’établir des relations entre des mondes, de créer des libres associations qui font sens. Ces liens entre les choses forment une toile invisible, un filet de protection qui préexiste et que tu actives, à la manière dont le philosophe Hartmut Rosa décrit la « pédagogie de la résonance » en évoquant le sourire qui illumine le visage d’un enfant quand il comprend subitement quelque chose qui lui échappait. Je chéris ces moments magiques où les choses se mettent à faire sens, presque malgré soi mais définitivement pour soi.

 

Vous ne faites pas qu’apprendre. Vous mettez éga- lement en place des outils, collectifs, pour assouvir votre curiosité. Je pense à la Cinémathèque de Tanger et à The Mothership. Pourquoi créer de tels lieux ?

C’est une ruse pour pousser les dispositifs jusqu’à leur terme en s’engageant publiquement. Si je ne fais quelque chose que pour moi, je peux facilement l’annuler. Parfois, la conceptualisation d’un projet est plus intéressante que sa mise en œuvre. Après la Cinémathèque de Tanger que j’ai co-fondée en 2006, nous avons récemment créé The Mothership (« Le Vaisseau-mère »), un laboratoire-résidence organisé autour d’un jardin de plantes tinctoriales. C’est un endroit pour imaginer des solutions collectives autour de questions liées à l’écoféminisme, à la préservation de savoir-faire partagés, à la biodiversité particulière de cette zone frontière entre Méditerranée et Atlantique, à la collecte et au catalogage. Contrairement aux campagnes coloniales qui visaient à l’exploitation du territoire, il s’agit pour nous d’inventorier ce qui nous a échappé. La devise de The Mothership pourrait être cette phrase de la poète mojave Natalie Diaz : « le futur est indigène ».

 

À l’autre bout du fil, il y a New York, notamment la chambre 503 de l’Hôtel Chelsea où l’artiste Bettina a vécu près de cinq décennies.

Bien que recluse à l'Hôtel Chelsea, Bettina (1927 - 2021) avait beaucoup voyagé. Elle avait fait sens de l’absurdité du monde en se trouvant un espace à elle pour vivre et créer. La première chose qui m’a conquise chez elle, c’est son humour cinglant et la conscience de sa propre valeur. J’ai ensuite découvert sa rage, son histoire familiale de fille d’émigrés juifs de Galicie (ancien Empire austro-hongrois), sa volonté de s’extraire de son milieu. Il y eut aussi la déflagration que représente, en 1966, l’incendie de son atelier dans lequel tout disparaît. Elle décide alors de se réinventer, s’installe à l’hôtel et recommence à zéro. Ma rencontre avec Bettina, c’est également la découverte de l’œuvre d’une autodidacte incroyable qui vaut celle de tous les artistes de sa génération. Évidemment, il y a de nombreux points communs entre nos deux pratiques. Dans mon studio de New York, je travaille entourée de ses œuvres et de toutes ses boîtes d’archives.

 

Un jeu qui est aussi une règle pour terminer. Voici deux expressions auxquelles répondre très vite. Moustique de l’Estrapade ?

C’est mon nom de strip-teaseuse si l’on suit cette règle d’adjoindre le nom de son premier animal de compagnie à son adresse de naissance. Moustique était le nom de mon chien mort de la rage. Je suis née rue de l’Estrapade à Paris – à dix minutes à pied de mon exposition Solidité lumière à Césure. J’adore les déguisements, les costumes, la taxinomie, le pouvoir des noms et des identités que l’on se choisit.

 

Un second : « faux-guide ».

Bettina est le faux-guide de New York et moi celui de Tanger. Le faux-guide, c’est cette canaille magnifique, créative et inquiétante, qui invente sa propre économie, qui doit convaincre en quinze minutes les touristes qui débarquent du bus ou du ferry et veulent goûter à un instantané d’authenticité. En ce moment, je réfléchis à une performance qui consisterait en une visite tous les jours différente de mes expositions : une visite politique et des matériaux le lundi, une visite « abstraction » le mardi, une visite chromatique et décorative le mercredi, une visite « langage et poésie » le jeudi, une visite « sons et odeurs » le vendredi, etc. Les guides devraient tirer au sort le thème de chaque visite et s’y tenir. On devrait faire cela pour le Festival d’Automne.

 

Propos recueillis par Clément Dirié, avril 2023

 

Les expositions de Yto Barrada sont présentées avec le soutien du Fonds Meyer Louis-Dreyfus et de Sylvie Winckler.