Peter Brook Mesure pour Mesure

[Théâtre]

Mesure pour mesure est une pièce habituellement classée parmi les comédies de Shakespeare, et cela pour une seule raison : elle se termine bien. A vrai dire, ce mot de comédie ne signifie rien quand on parle de Shakespeare, et ce classement par genre est totalement artificiel.
Mesure pour mesure est tout simplement une vraie grande pièce, une des plus compactes, des plus riches, des plus vibrantes. Elle fait avancer sur la scène un monde tout entier, des bas-fonds au pouvoir, de la rue au cachot. Elle parle d'abord des "principes du gouvernement". Ce sont même les premiers mots. Un duc tout puissant s'en va secrètement et installe à sa place un régent rigoureux pour quelque temps car il s'agit d'une expérience politique. Ce régent idolâtre la loi. Il lui sacrifie tout. L'ordre moral s'installe. Face à la loi voici l'amour. Face au puritanisme, le désir.
Un jeune homme a mis enceinte une jeune fille. Il est condamné à mort : c'est la loi. La soeur du jeune homme, Isabelle -un des plus étonnants personnages que connaisse le théâtre- va implorer sa grâce. Elle est novice dans un couvent. Sa vertu est vraie. Le régent, profondément troublé par elle, lui offre, la vie de son frère contre une nuit d'amour. Elle va supplier son frère de mourir pour qu'elle puisse rester chaste. Voilà le départ de l'histoire qui est complexe. Elle nous entraine dans des rues de la ville que hantent des maquereaux désoeuvrés -car on a fermé les bordels- aux prisons qui regorgent de monde. Partout passe la silhouette encapuchonnée du duc déguisé, qui voit tout sans être vu, montreur d'ombres qui s'est placé derrière le miroir.
L'ordre et le désordre, comme toujours chez Shakespeare, s'attirent et se heurtent. Désir, loi, vertu, crime, fierté : ces mots reviennent le plus souvent. Au-dessus, il y a les anges et les astres. Et enfin, présente à chaque page, la mort "en qui tout s'accorde". Peu de pièces nous tiennent un langage aussi précis, aussi direct. Mesure pour mesure ne nous parle ni d'un autre temps ni d'autres moeurs. A l'évidence, elle nous parle avant tout de nous-mêmes.

Peter Brook