Carmen en Granada
Propos écrits par Enrique Fuenteblanca pour l'installation et les performances de Wu Tsang à la Fondation Cartier pour l'art contemporain, septembre 2025.
Afin de proposer une réinterprétation contemporaine du mythe de Carmen, que l’opéra de Georges Bizet a rendu célèbre dans le monde entier, il faut entreprendre un « voyage à rebours » et s’intéresser à la construction initiale de ce mythe. Nous sommes convaincus de la nécessité de ce projet, car le personnage principal pose une question fondamentale de notre époque : comment l’identité se construit-elle ?
Nos recherches ont révélé la façon dont Carmen incarne une série d’identités croisées et souvent contradictoires, que l’on pourrait qualifier de subalternes. Son histoire est marquée, entre autres, par des questions de race, de genre, et de classe sociale. C’est une femme parmi les hommes, une Rom parmi les non-Roms, une fabricante de cigares face aux magnats de l’industrie, une libertaire parmi les soldats et les toréadors. Mais à cause de son image stéréotypée, elle est souvent rejetée par les communautés avec lesquelles elle est associée, puisque perçue comme un modèle imposé, qui fige les identités. D’un point de vue philosophique, Carmen représente, par-dessus tout, la liberté. Et c’est précisément cette liberté qui mène d’abord à son rejet, puis à sa mort, seul dénouement possible du mythe.
La multiplicité des identités que Carmen incarne est le fruit d’un imaginaire colonial nord-européen projeté sur le sud de l’Europe. Elle vit dans la zone liminale que l’on appelle souvent, en Andalousie, « le sud de l’Europe ou le nord de l’Afrique ». Cet imaginaire se base sur une dimension politique à deux facettes, l’une, économique, et l’autre, culturelle. L’aspect économique repose sur l’histoire des routes commerciales coloniales du 18e et du 19e siècle ; l’aspect culturel s’ancre dans la tradition du Grand Tour, qui faisait de l’Espagne un site de primitivisme exotique associé à l’idée de l’Orient, et incarné par Grenade et ses ruines.
La biographie de Prosper Mérimée, l’auteur de la nouvelle dont s’inspire le livret de Bizet, est marquée par ces deux forces. De plus, l’Espagne occupait en ce temps-là une position ambigüe : à la fois empire colonial dans les Amériques et territoire colonisé au sein de l’Europe – à travers l’exploitation de ses ressources minières, les bénéfices de son industrie du vin, et son exotisation culturelle. C’est pourquoi le mythe de Carmen, construit sur ces projections imaginaires, offre un regard remarquablement riche sur la question complexe de l’identité – en particulier concernant les tensions entre « l’altérité » que Carmen représente et la logique coloniale qui la produit.
Notre travail sur Carmen a d’abord généré la création d’un opéra présenté à Zurich. Depuis, le projet a évolué sous la forme d’une installation audio et vidéo intitulée La gran mentira de la muerte, d’une résidence artistique qui a mené à la création d’une œuvre sonore, Carmen in the Mountains, ainsi que d’une série de performances, de projections de films, et de conférences tenues à travers le monde. Ce parcours nous a permis d’explorer plusieurs thèmes, dont la question des Roms en Espagne, la dissidence sexuelle et de genre, le concept d’altérité, et les relations entre la musique populaire traditionnelle et l’art contemporain – en mettant un accent particulier sur le flamenco, champ culturel profondément influencé par ces questions.
En tant qu’artistes, ce dernier point nous importe particulièrement. Si le flamenco émane du même terreau culturel que le mythe de Carmen, il faut nous poser cette question : quelle est la nature de l’exotisation et de l’orientalisation présentes à la fois dans le mythe et dans la forme artistique du flamenco, et comment ces processus persistent-ils de nos jours ? En s’appuyant sur le travail du poète et penseur Nathaniel Mackey – en particulier dans le Cante Moro, essai dans lequel Mackey s’intéresse au concept de duende développé par Federico García Lorca – on peut considérer le flamenco, avec ses racines populaires, comme une archive vivante capable de conserver et d’exprimer la souffrance héritée des diasporas roms, des cultures judéo-arabes méditerranéennes, et des récits historiques afro-caribéens.
Comme l’écrit Mackey dans le poème intitulé Soupir du Maure, issu du recueil Splay Anthem :
Southern Spain
Sud de l’Espagne
Southern
Sud
California, by oud-light lately the same.
de la Californie, identiques, ces derniers temps, à la lumière de l’oud.
Mus par cette idée et afin de poursuivre notre exploration du mythe de Carmen – et en plus de l’installation La gran mentira de la muerte – nous avons invité un groupe d’artistes de flamenco et d’autres disciplines à partager des expériences autour de ces thèmes à travers la musique, la danse, et l’improvisation. Si Carmen a parcouru le chemin de Séville jusqu’aux montagnes sauvages et escarpées de Ronda — alors un refuge pour les hors-la-loi et les bandits —, ce projet part de l’image mythique de « l’Orient andalou » pour tracer un parcours qui interroge l’héritage de la tradition opératique européenne.