Danser l’invisible – Entretien avec Nacera Belaza
Le noir, des corps d’abord imperceptibles puis tourbillonnants sur une pulsation musicale obsédante, un traitement millimétré de la lumière, une répétitivité du mouvement où l’abandon ouvre à la virtuosité : l’univers de la chorégraphe Nacera Belaza, artiste franco-algérienne née en 1969 à Médéa (Algérie), communique au spectateur le sentiment qu’il entre dans une dimension autre. À partir d’un cheminement solitaire, son œuvre si personnelle, questionne dans son geste épuré issu d’une relation au corps proche du rituel, l’essence de la danse et du mouvement. Elle expérimente grandes et petites formes, se saisit du patrimoine dansé des peuples pour en extraire ce qui peut faire sens pour le contemporain. Ce Focus crée un dialogue inédit avec le public, invité à faire le passage de la « scène » au vivant.
Le Focus qui vous est consacré propose une lecture nouvelle de votre travail, comment l’envisagez-vous ?
Nacera Belaza : Comme une très grande marque de confiance, ceci après que le Festival d’Automne m’ait programmé trois ans de suite. Cet accompagnement débouche aujourd’hui sur une triple programmation donnant à voir des facettes différentes de mon travail. Une telle présentation dans le cadre d’un festival est évidemment rare, et ce triptyque permet de déployer l’étendue de la création, en mettant en relief les questionnements qui sont les miens, sur le langage et le corps, sur la création pour ballet, et sur la création in situ, en dehors du plateau. Quand on offre cette chance à un artiste, on amène une meilleure compréhension de son univers et une plongée en profondeur, pour le public, dans ce qui constitue sa recherche.
Vous proposez trois créations aux approches visiblement très distinctes.
Elles sont très différentes, mais en réalité, très complémentaires. Ce sont trois axes de travail que je développe depuis longtemps. Pour le Louvre, Les Ombres correspond à une recherche entamée en 2015 au Mucem à Marseille, que j’ai appelée La Procession. La forme a ensuite évolué, et j’ai exploré de nombreux musées ou espaces extérieurs. La question initiale était : comment réagirait mon travail à l’extérieur, hors de la scène ? Que se passe-t-il si l’on sort le spectateur de sa posture passive, physiquement, lorsqu’il est assis pour un spectacle ? Qu’est-ce que cela modifie lorsqu’il est invité à circuler ? Cela altère-t-il sa vision de l’œuvre, sa qualité d’écoute, sans intervention du mental ? Ce type de questions m’ouvre souvent des champs d’exploration.
Le musée du Louvre est un lieu empreint d’une forte charge historique, culturelle et artistique.
Il faut d’abord dire que cette proposition du Festival d’Automne a un sens particulier. Au Louvre, j’interviens dans la nouvelle Galerie des Cinq continents. Elle s’ouvre à une dimension inédite de mise en dialogue des œuvres non occidentales de l’ancien Pavillon des Sessions, avec d’autres objets issus du monde entier. Ceci dans une présentation horizontale qui met à égalité les productions artistiques de tous les continents. D’avoir fait appel à moi pour insérer un geste artistique dans cette démarche à la fois esthétique et politique, en écho à la dimension universelle souhaitée pour la Galerie, me touche.
Par ailleurs, j’ai déjà travaillé dans des lieux particulièrement chargés. En réalité, j’apprécie beaucoup la contrainte, et je suis convaincue que c’est seulement à travers elle que l’on peut trouver la liberté. Je vais travailler dans deux espaces du musée. Le premier est donc la Galerie des Cinq Continents, où il y a des coffrages en verre posés sur les œuvres comme si elles étaient suspendues, créant une sorte de labyrinthe de reflets. Le deuxième lieu est la salle Murillo, tapissée de toiles de peinture espagnole. Comment établir, à partir de là, un dialogue entre les œuvres et le corps ? J’ai toujours évité un effet de dialogue direct avec la matérialité de l’objet et son histoire. En revanche, le danseur peut être en dialogue avec ce qui émane de l’objet : l’immobilité d’une sculpture devient une référence pour le déplacement, mettant le corps de l’interprète en tension constante avec l’œuvre. Il fait ainsi résonner la parole qui traverse l’objet, devenant un réceptacle de ce qui l’entoure, à la recherche de ce lien invisible qui fait vibrer tout le corps. Ce qui m’intéresse est donc plutôt un rapport de nature sensible.
La création avec le Ballet de l’Opéra de Lyon rejoint une dimension performative qui a souvent nourri votre réflexion, bien qu’elle paraisse éloignée de vos pièces en petite formation. Comment avez-vous abordé ce sujet ?
Ce qui me fascine dans les danses traditionnelles, c’est la possibilité d’atteindre l’unisson entre les corps. Un unisson que j’ai toujours recherché, seule ou à plusieurs, et qui devient encore plus grisant avec une plus grande communauté, à condition d’éviter les effets de groupe superficiels, qui ne font que lier les corps physiquement. Il s’agit de révéler un autre type de relation, plus profonde, afin de parvenir à une plus grande communion. Cela exige un travail immense pour déprogrammer nos modes de fonctionnement et reconnecter les êtres par une conscience commune. Pour répondre à l’esthétique classique, les corps deviennent des corps maîtrisés, contrôlés, des « instruments » ultra-performants, mais subissent une hypertrophie qui relègue la dimension humaine au second plan. Dans mon travail, l’être humain est la référence, la caisse de résonance qui permet à l’autre d’entendre, d’accueillir ; mais pour atteindre cette fonction le danseur doit paradoxalement renoncer à tout contrôle, s’affranchir du mental pour regagner une liberté, innée, fulgurante. Or, pour cette création, je dispose de très peu de temps. Il s’agira de résoudre dans une durée très courte une équation complexe, de manière à ne pas me trahir tout en donnant aux danseurs les outils pour vivre pleinement cette expérience.
Votre duo avec Valérie Dréville représente un défi inédit. Comment cette rencontre a-t-elle nourri votre exploration ?
J’ai toujours dit que, chez moi, la danse naissait d’un désir de parole. Je ressens que lorsque le corps est habité, il devient un canal d’expression. Mon enjeu était, d’une certaine manière, de rendre le mouvement audible. C’est ce qui m’a amenée à explorer cette zone trouble entre la voix et le corps. Hortense Archambault (directrice de la MC93) a eu l’intuition que notre rencontre avec Valérie pouvait fonctionner et nous a menées délicatement l’une vers l’autre. En voyant Valérie sur scène, j’ai constaté comment elle utilise son corps pour faire entendre les mots. Son corps vit l’imaginaire et amplifie l’écoute ; elle danse sans en être consciente ! Dès le premier atelier, elle a réussi à atteindre ce que je lui indiquais. Le travail n’en est pas pour autant devenu confortable, nous sommes toutes deux régulièrement déstabilisées, délogées, et cela est pour moi l’indice clair d’un nouveau chemin. Valérie n’a pas la pratique de la danse, ce qui signifie qu’elle n’a pas confiance en ce que son corps pourrait ou non accomplir. Cette absence de certitude est précieuse : elle remet du vide, de la fragilité, là où la maîtrise habituelle du corps a érigé des murs. Nous partageons toutes les deux une foi inébranlable dans l’imaginaire, dans l’invisible.
Votre recherche artistique est souvent qualifiée de danse épurée, minimaliste, où la répétitivité agit comme un rituel. Comment définiriez-vous votre démarche ?
Si je continue de danser, c’est parce que ces notions se renouvellent constamment, dans une dimension de plus en plus complexe. Alors oui, les mots peuvent m’encombrer. J’arrive à résoudre cette contradiction quand je les confronte avec d’autres mots, d’autres réalités. On peut parler d’état modifié, d’intériorité et de transcendance, mais aussi d’abstraction, de tant d’autres choses… que je ne saurais moi-même définir. Mon travail se compose de strates imbriquées les unes dans les autres, et c’est comme cela que se constitue un univers artistique. Au fil du temps, et sans le savoir, le créateur construit une gigantesque et complexe machinerie qui finit par le dépasser. S’il sait comment l’enclencher, la propulser, cela finit toujours par lui échapper. Au final, demeure l’œuvre comme une énigme composée de vides et de pleins, en dialogue avec nous-mêmes.
Votre relation au public semble essentielle. Il occupe une place centrale dans vos créations, quelle que soit leur exigence.
J’observe sans cesse le public et son comportement, afin de mieux comprendre ce qui se joue entre lui et l’œuvre. Qu’est-ce qui crée l’écoute ? Comprendre son fonctionnement intime revient à élaborer des outils de plus en plus subtils et puissants pour l’emmener loin, le dépayser tout en l’accompagnant dans cette expérience. Ce n’est pas l’exigence qui décourage le public, mais le sentiment de ne pas être entendu, accueilli. Ce qui, en fin de compte, ressemble à une troublante et étrange forme d’amour.
Propos recueillis par Thierry Perret, mars 2025