Des Lumières et des Ombres — Entretien avec Apichatpong Weerasethakul

Une exposition, une performance et une rétrospective : ce focus dédié à l’œuvre ouverte et foisonnante du cinéaste thaïlandais témoigne de sa capacité à s’épanouir dans des contextes multiples.

 

Le cinéma thaïlandais et la culture populaire ont imprimé leurs marques sur l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul, tout autant que l’architecture contemporaine qu’il a d’abord étudiée, puis les films d’auteur et d’avant-garde qu’il a découverts à l’École de l’Arts Institute of Chicago et qui lui ont permis d’acquérir une conscience aiguë du cinéma comme art de l’espace. Lauréat de plusieurs récompenses prestigieuses au festival de Cannes dont une Palme d’or en 2010, il est incontestablement devenu l’une des figures majeures du cinéma contemporain à travers ses huit longs métrages en date. Mais ce n’est qu’une partie de cette œuvre qui comprend également de très nombreux films courts, des installations et deux performances, déployant de multiples formes immersives et sensorielles dans les salles des musées et sur les scènes des théâtres.

Les jeux primitifs de lumière et d’obscurité qu’il invente ne sont pas seulement des hommages renouvelés à la nature mouvante du cinéma et à son lien avec le sommeil et le rêve, mais aussi des formes d’engagement spécifiques avec les croyances et l’histoire locales, les manifestations d’une sensibilité politique qui n’a cessé de couver sous la surface toujours sereine de ses images.

 

 

Le cinéma est votre medium principal, mais vous avez exploré de nombreuses autres pratiques et formes d’exposition, et vous vous intéressez régulièrement aux dernières technologies telles que la réalité virtuelle ou l’intelligence artificielle. De quelle manière ces outils se complètent-ils pour vous ?


J’aime observer les mouvements, de lumière, de personnes, de pensées… Le mouvement technologique est tout aussi fascinant. Je crois que la réalité virtuelle et l’intelligence artificielle rendent possibles des discussions fascinantes sur la création, sur la réalité, sur soi-même, sur ce qui fait de nous des êtres humains. Ces technologies en sont encore au stade du nourrisson, et c’est ce qui est passionnant : on peut encore voir la confusion, la résistance et le besoin de contrôle qu’elles suscitent. Quoi qu’il en soit, je crois que je continue de travailler à l’ancienne et d’une manière personnelle, mais qu’une partie de ce travail s’exprime à l’aide de ces nouveaux outils.

 

A Conversation with the Sun (VR) est une performance composée de deux parties, où l’expérience de l’espace change à mi-chemin, comme dans certains de vos longs métrages. Pourriez-vous nous parler de la manière dont cette structure se déplie ?


Au départ, je voulais emmener les spectateurs dans deux lieux au sein d’un même espace physique. Mais jouer ce spectacle a introduit l’idée qu’il y a, en plus d’un changement physique, la compréhension ou la prise de conscience de notre mémoire – en l’occurrence le passé immédiat du mouvement des autres spectateurs dans la pièce, ainsi que celui du son. Au fur et à mesure de la performance, vous devenez conscients qu’il existe plusieurs niveaux de réalité, et qu’ils sont donc subjectifs et illusoires. Je crois que cela ressemble à ce qui se passe lorsque l’on médite.

 

Votre première performance, Fever Room (présentée en France en 2016 dans le cadre du Festival d’Automne au Théâtre Nanterre Amandiers), avait nécessité une chorégraphie complexe d’éléments intangibles comme la fumée, l’air et la température. Pourriez-vous nous parler des défis techniques de ce nouveau spectacle, du processus de concrétisation de vos idées et de vos croquis ?


Traduire mes idées en réalité virtuelle n’a pas été facile. Je me suis rendu compte que je pensais toujours de manière cinématographique, c’est-à-dire surtout en termes de cadres. Je n’arrêtais pas de dessiner des story-boards pour Katsuya Taniguchi, le créateur de la réalité virtuelle. Et puis j’ai fini par abandonner, par le laisser interpréter certaines parties de ces dessins et expérimenter. Nous sommes de la même génération et partageons les mêmes références. Nous avons tous les deux une passion pour le travail de l’auteur français de bande dessinée Mœbius, par exemple. La quantité des éléments du projet s’est peu à peu réduite pour permettre de se concentrer sur les détails, les ombres, les textures et le temps.

 

Qu’est-ce qui a suscité votre enthousiasme dans le medium de la réalité virtuelle ?


Au départ, je croyais que la réalité virtuelle serait un prolongement de l’évolution du cinéma. Après tout, l’histoire du cinéma évolue vers plus de réalisme, s’approche toujours plus de la façon dont nos yeux et nos oreilles perçoivent le monde. Il est passé du muet au parlant, et du noir et blanc à la couleur, etc., comme nos rêves. Mais après avoir travaillé sur ce projet de réalité virtuelle, j’ai découvert qu’il s’agissait de bien plus que d’une évolution cinématographique. C’est une combinaison du théâtre, du cinéma et de tout le reste. C’est quelque chose de crucial pour comprendre la façon dont nous entendons définir la réalité. Pour moi, il s’agit donc d’un medium très réflexif, doté d’un immense potentiel.

 

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Ryūichi Sakamoto ?


Il s’agissait de notre seconde collaboration [après async, 2017, notamment présenté dans l’exposition à l’Atelier Brancusi]. J’ai grandi avec la musique de Sakamoto, ce qui a rendu le processus de composition sonore beaucoup plus fluide que cela n’a été au niveau des images. J’écoutais sa musique lorsque j’étais à l’école d’architecture, puis à l’école d’art. C’est la bande-son de ma vie. Je partage sa sensibilité à divers degrés. Je lui ai envoyé des séquences vidéo pendant le montage, ainsi que quelques story-boards et des images d’Eadweard Muybridge. J’ai notamment insisté sur l’idée d’illimité, sur la joie d’entrer dans un état de vacuité. Il a fait deux essais, et nous avons obtenu une très belle création.

 

Comment appréhendez-vous l’idée d’exposer dans l’Atelier Brancusi ? Y a-t-il quelque chose de séduisant pour vous dans le fait de vous approprier un lieu sur le point d’être fermé ? Comment l’exposition va-t-elle remodeler cet espace ?


Pour être honnête, j’avais d’abord refusé la proposition initiale. Je pense que la lumière du soleil active l’espace et met sa forme en valeur, un peu à la manière dont les sculptures de Brancusi s’étendent en direction du soleil. Pour ma part, je travaille dans l’obscurité, et je ne veux pas manquer de respect à cet espace et à son histoire. Mais après y avoir longuement réfléchi, j’ai imaginé que cette exposition pourrait en présenter une version nocturne dans laquelle le cinéma servirait de sculpture lumineuse reflétant l’architecture. Un aperçu de quelques rêves. Les vidéos choisies parlent d’un pont, d’un vaisseau spatial, de l’eau, de la lune et du sommeil.

 

L’exposition présente une dizaine d’œuvres et des carnets vidéo. Quel est le principe d’organisation qui vous a conduit à choisir et à relier ces pièces particulières ?


Pour l’instant, le nombre de projections n’est pas encore tout à fait fixé. Il est possible qu’il soit modifié. Mais à l’exception de Solarium (2024), toutes ces œuvres peuvent être considérées comme des journaux intimes. Elles sont assez libres, flottantes ; en les faisant, je ne suivais pas une structure concrète. Il s’agissait de tourner, de faire, comme dans un processus sculptural. C’est cette qualité qui relie la plupart des pièces. Quant à Solarium, il s’agit d’un hommage à un vieux film d’horreur de mon enfance, et aux premiers films expérimentaux. Un fantôme est piégé dans son propre solarium de lumière artificielle, en écho à la nature de l’espace qui accueille ces vidéos. Il s’agit d’une recréation du film d’horreur de Komanchun The Hollow-Eyed Ghost (1981), dans lequel un médecin assassine un homme afin d’offrir ses yeux à sa petite amie aveugle. L’esprit de l’homme hante le quartier à la recherche de ses yeux volés, avant d’être finalement pulvérisé par le soleil levant. Une vidéo dépeint quelques passages de l’action du fantôme qui me restent en mémoire. De l’autre côté de l’écran est présentée une autre vidéo qui présente des mouvements de lumières. L’illumination dans les deux films module le visible et l’invisible. Le fantôme, comme un cinéaste, est toujours à la recherche d’un dispositif pour faire l’expérience de la lumière. Le titre fait allusion à l’incapacité du fantôme à échapper à cet état onirique, piégé à jamais dans un solarium de sa propre création, aspirant à sentir la lumière chaleureuse de l’aube.

 

Votre œuvre Fiction (2018) montre l’écriture d’un rêve dans un carnet. Vous tenez depuis longtemps des journaux de rêves, dont vous donnerez à entendre certains récits dans le jardin de l’Atelier Brancusi. Quelle importance a cette discipline dans votre travail ?


Comme je suis quelqu’un de distrait et qui oublie, je note beaucoup de choses. Un rêve est comme un film que l’on ne pourrait pas rejouer. Je ne peux que les écrire, comme si je me souvenais d’une expérience cinématographique. Je crois que l’une des raisons pour lesquelles je fais moins de films aujourd’hui est que j’aime tellement rêver. Comme s’ils me suffisaient.

 

Vous entreprenez la restauration de l’ensemble de vos films, tout en préparant votre neuvième long métrage, que vous tournerez à nouveau hors de Thaïlande, au Sri Lanka, après la Colombie dans Memoria (2021). Le temps et la distance vous ont-ils amenés à jeter un regard rétrospectif sur votre évolution en tant que cinéaste ? Comment voyez-vous ces dernières décennies ? Avez-vous une idée de ce que vous réservent les prochaines ?


Je crois qu’aujourd’hui, ce qui m’incite à faire un film est de rencontrer de nouvelles personnes et de découvrir de nouveaux lieux. Le cinéma n’est pas un produit, mais plutôt une famille qui s’agrandit. Je me projette rarement dans l’avenir de ce que je voudrais accomplir. C’est toujours le processus qui compte. Il est rare que je regarde en arrière et que j’analyse ce que j’ai fait. Mais le projet de restauration me permet de faire une pause. Je viens de regarder Tropical Malady (2004) et j’en ai pleuré. Je n’étais plus la personne qui l’avait réalisé.