Entretien avec Adèle Haenel – Voir clair avec Monique Wittig

 

La pensée straight n’est pas du théâtre ni un roman, mais un recueil d’articles exposant la pensée de Wittig, écrits parfois à 20 ans d’intervalle. Comment mettre en spectacle la théorie ?


Adèle Haenel : Pour moi ce spectacle est une flèche qui va tout droit. On est là, dans la pénombre, à essayer d’y voir clair, de comprendre ce qui nous arrive.  L’émotion qu’on cherche dans ce spectacle, c’est à la fois la puissance haletante des histoires qu’on raconte autour du feu, sur le modèle du conte, et l’émotion de comprendre que ce qu’on est en train de comprendre peut changer notre vie. Nous pensons le spectacle comme un moment suspendu de réunion pour une communauté éphémère de gens qui sont plongés dans le monde actuel, et qui vont y retourner directement après. Ce qu’on vise c’est que les personnes ressortent avec la sensation de mieux comprendre, d’être plus en capacité d’affronter le monde. Vu que de jours en jours les espaces où se réunir sont de plus en plus attaqués, que l’espace public est vendu à la découpe pour les intérêts privés, que les riches se bunkerisent et que se réunir devient de plus en plus difficile, on n’a pas le temps, on va direct au cœur de ce qui fait sens pour nous, on pointe là où on pense que sont les leviers politiques. Si je me suis attaqué à La pensée straight, c’est parce que la puissance déflagratoire de ce livre a changé ma vie et celles de beaucoup d’amies autour de moi.

Comment mener cette « somme de la transformation par les mots » (selon Wittig) jusqu’aux corps qui partagent le temps et l’espace de la performance ?


Adèle Haenel : Le spectacle est construit autour de l’émotion parce que pour moi la compréhension est avant tout une émotion qui se manifeste par une sensation physique de joie. C’est pour ça que l’aspect sensible du spectacle - la musique, la lumière- sont au cœur du projet. Parce que ce qu’on vise c’est l’émotion pour comprendre mais aussi l’émotion de comprendre. C’est un voyage. Avec Caro Geryl, on a composé des morceaux qui viennent s’entremêler à la manière dont je vais essayer de partager ce que j’ai compris du texte de La pensée straight, pourquoi ça me touche, etc. Pour que la théorie passe par un corps qui fait de cette théorie une histoire. 

 

Comment avez-vous procédé ? Avez-vous fait un montage ou un découpage des articles ? En avez-vous choisi un seul ? 

 

Adèle Haenel : J’ai du mal à parler sans m’adresser à quelqu’un. C’est l’intention de vouloir dire qui fait que je me jette dans une phrase, en espérant être comprise à la fin. On raconte le livre La pensée straight comme on raconterait un conte. Sauf que dans ce conte on ne parle pas de prince charmant mais au contraire de contrainte à l’hétérosexualité et que les bonnes fées s’appellent Monique Wittig, Sara Ahmed, Audre Lorde, Elsa Dorlin, Adrienne Rich… Ce qui est important pour moi c’est que le spectacle soit très simple à comprendre car le fait que la théorie en général ait l’air inaccessible est une des manières dont se manifeste la domination de classe. Donc rendre claires les choses complexes est en ce sens une tentative de désamorcer les phénomènes d’auto exclusion qui peuvent exister par rapport à un ouvrage théorique. 

 

La pensée straight établit l’hétérosexualité comme régime politique et fait du langage, un « cheval de Troie » pour le démantibuler. 

 

Adèle Haenel : Monique Wittig pense la manière dont la langue collabore à un système politique. La manière dont les féministes et les queers notamment questionnent la grammaire genrée par l’introduction du pronom iel par exemple, s’inscrit dans le même travail que celui mené par Monique Wittig. Ça me frappe de voir à quel point, alors que je suis acquise à l’idée de transformer le langage, ces nouvelles catégories de langage, parce qu’elles ne m’ont pas constituée depuis l’enfance, ne sont pas immédiatement fluides à l’usage pour moi. Cette non fluidité, cette non évidence d’emploi, fait partie de la force de ces nouveaux pronoms qui fait achopper le rythme fluide de l’évidence hétérosexuelle naturalisée. 

 

Quel dispositif scénique pour l’accompagner ?

 

Adèle Haenel : Voir clair c’est un peu le dernier stade du théâtre avant la réunion syndicale. Sur le plateau, on fait un cercle et on met le feu au centre. On est dans la forêt,  un espace en marge du monde, d’où on perçoit au loin les bruits de la ville, les chiens, les trains. On sait qu’on est juste dans une sorte d’enclave éphémère à deux pas de la vie quotidienne et c’est là, dans l’urgence et le besoin de se retrouver, qu’une communauté éphémère se compose, réfléchit. Bientôt on va repartir dans le monde et essayer d’y lutter pour la défense d’espaces vivables. Pour le dire plus précisément : on va essayer de s’organiser pour lutter contre le fascisme masculiniste et l’usage de la violence d’État au service des intérêts capitalistes privés. 

 

Dans le contexte que nous vivons, un lieu d’espoir ?

 

Adèle Haenel : L’espoir c’est déjà une expérience au présent.  C’est possible de faire advenir un monde juste et vivable pour toustes à partir de celui-ci. Je pense qu’un des enjeux de la théorie féministe est de clarifier le terrain de l’action. Le féminisme est un projet politique d’émancipation pour 99% de la société.  Nous considérons le patriarcat comme une structure sociale extractiviste — c’est-à-dire qui a pour objet d’extraire du capital à partir de la mise au travail du vivant—insérée dans la structure extractiviste du capitalisme. Le féminisme est donc une lutte contre toutes les politiques de cruauté qui sont mises en œuvre pour organiser le système économique dans lequel nous vivons et qui repose sur la création et l’entretien de la pauvreté généralisée pour permettre l’accumulation de richesses d’une minorité. L’angle politique féministe croise donc d’autres luttes politiques comme la lutte décoloniale, la lutte contre l’exploitation au travail et l’exploitation de la nature. L’ensemble de ces approches politiques se croisent et pointent les leviers d’action sur lesquels il faut peser ensemble afin de faire bouger le système.

 

Propos recueillis par Elisabeth Lebovici, juillet 2025.