Entretien avec Alberto Cortés – Analphabet
Pouvez-vous expliquer le titre de la pièce : Analphabet ?
Alberto Cortés : Analphabet est le nom d’un fantôme. C’est aussi une référence à José Bergamín, à son texte La Décadence de l’analphabétisme (1988), un texte très court, qui est un plaidoyer en faveur de la poésie comme ennemie de la littéralité et de la raison, un texte qui met en valeur la poésie et la part de l’émotion, et qui rejette tout ce qui ramène à la raison et à l’intellect. Lorsque je suis tombé sur ce texte, je sortais d’une relation plutôt compliquée, une histoire de maltraitance que j’avais du mal à comprendre intellectuellement, rationnellement, une blessure liée à l’émotionnel, à la sensibilité. Cette idée de la destruction de l’alphabet en tant qu’ordre, en tant que raison, pour mettre en valeur la part émotionnelle, tombait à pic. J’avais lu auparavant un texte d’Anne Carson intitulé Eros the Bittersweet (1986), où elle explique que l’alphabétisation, la création de l’alphabet grec, a exclu tout un pan de l’expression poétique. Ce n’est pas sans rapport avec mon travail, avec Analphabet.
C’est pour cela que dans vos spectacles la parole est autant liée au travail du corps ?
Depuis quelques années et quelques pièces, depuis El Ardor (L’Ardeur, 2021), peut-être, j’ai travaillé sur le concept de corps et de parole ne faisant qu’un : le poétique que l’on ne peut pas détacher du corps. J’ai découvert que sans parole, il n’y a pas de corps, et sans corps, il n’y a pas de parole.
Pourtant, un livre a été tiré de cette pièce : Siempre vengo de noche (Je viens toujours la nuit, 2024). Que reste-t-il dans le livre de cette parole collée au corps ?
Au début, j’ai ressenti de façon très conflictuelle la relation entre l’objet-livre et l’œuvre corporelle et vécue, ce qui se passe sur scène. Avant El Ardor, je n’avais jamais rien publié, et puis El Ardor et One night at the Golden bar (Une nuit au Golden bar, 2022) sont parus ensemble, sous le titre Los montes son tuyos (Ces montagnes sont à toi, 2022). Cette publication, je la voyais comme un résidu de la scène. Un cadavre. Ou un ennemi, puisqu’on couchait par écrit quelque chose de vivant sur scène, quelque chose qui doit constamment être en ébullition et modifié. Mais les choses ont changé avec la publication de Siempre vengo de noche : j’ai compris que la scène et le livre sont deux espaces distincts, qui n'ont pas besoin de se ressembler, et de fait, ils sont très différents. La pulsion, l’espace-temps de la scène n’est pas l’espace-temps du livre. La dimension plate de la feuille n’est pas ta dimension sur scène.
Quand le spectacle sera présenté en France, le texte fera irruption sur scène, sous la forme de surtitres. Est-ce quelque-chose que vous travaillez, au niveau de la scénographie par exemple ?
Cela me semble très compliqué. Je cherche beaucoup le regard du public. Je suis une diva égocentrique, plus que cela : une ensorceleuse. Je veux que les yeux soient posés sur moi. Je veux entrer dans les yeux. Je regarde beaucoup le public en face. Nous sommes en train de voir comment organiser cette parole écrite pour que le regard ne se perde pas trop au-dessus de moi. Si je pouvais, j’aimerais que les surtitres soient inscrits sur mon front.
Quel lien y a-t-il entre Analphabet et les spectacles qui l’ont précédé ?
Je crois que l’on travaille toujours à la même œuvre, on tire toujours le même fil. On découpe un moment du processus de recherche, on lui donne un titre, on l’emballe et on appelle ça une pièce. Mais je crois que la pratique artistique est un flux continu. Une pièce se termine là où commence la suivante.
Analphabet n’est pas n’importe quel fantôme : c’est un « fantôme pédé »…
Je travaille avec mon désir et mes amours. Il est inévitable que le queer, le pédé ressortent, qu’ils occupent le centre de mon œuvre. C’est quelque chose de naturel et d’organique, et je suis même surpris que l’on souligne cela, parce que, pour moi, il n’y a pas d’autre façon d’habiter le plateau.
Dans le livre Siempre vengo de noche, vous incluez un carnet de travail où vous insistez sur la nécessité de nettoyer le spectacle de certains éléments « trop cliché gay ». Il y a donc un risque ?
Le gay, c’est un espace compliqué, le gay, pas le queer, ce qui n’est pas la même chose. J’opère cette distinction parce que ce sont des espaces tourmentés et difficiles à gérer, et je fais en sorte que mon travail comporte une vraie réflexion sur l’univers gay, son machisme, sa misogynie, qui peuvent exister. Analphabet est une invitation à réfléchir sur les espaces de cruising, sur les blessures, sur la violence dans les relations pédés quand elles demeurent patriarcales. Le queer, c’est différent, c’est un espace d’espoir, tourné vers l’avenir, qui prétend à une transformation, alors que le gay, parfois se consume dans son propre présent.
Dans Analphabet, vous citez – en allemand – Les souffrances du jeune Werther (1774)…
C’est un extrait de Goethe qui fait référence au cœur blessé, un texte qui m’enchante et qui fait partie de tout ce qui m’a accompagné durant le processus de création d’Analphabet : les textes que j’ai lus, les univers qui m’ont nourri pour comprendre ce fantôme, le romantisme allemand… Je voulais inclure une référence à cette langue, et en même temps jouer avec les sonorités, avec cette phonétique expressive, cette prononciation espagnolisée, voire un peu andalouse, cette phonétique qui m’aide à travailler la déchirure dans le corps.
Vous revendiquez votre part andalouse ?
Je suis andalou comme je suis pédé. C’est mon identité parce que c’est de là que je suis. Et puis, j’aime jouer avec ça : plus je suis loin de l’Andalousie, plus j’en joue.
Luz Prado vous accompagne sur scène avec son violon, sa musique entre en dialogue avec vous, et elle vous observe également depuis la scène. Comment construisez-vous cette collaboration artistique ?
Luz est une amie de Malaga. Quand je regarde par la fenêtre de chez mes parents, je vois son immeuble. Nous nous connaissons depuis que nous avons commencé à travailler, nous avons grandi en nous accompagnant sur différents chemins. Quand je commence à travailler sur une pièce, je commence toujours seul, je trace un chemin, j’articule un texte ; le texte tient toujours une grande place, et il marque une musicalité. Puis je fais appel à Luz et nous nous mettons à répéter, à essayer d’intégrer la musique à la parole et au corps. Quand le corps et le violon vibrent en même temps, la musicalité équivaut à une écoute active et vivante, surtout dans la première partie de la pièce. Et puis le violon colle aussi au cliché romantique, à la mélancolie et au mélodrame que contient la pièce.
Le spectacle engendre des images qui éveillent chez le public un imaginaire intime, en lien avec la part émotionnelle que vous évoquiez…
Élaborer des espaces intellectuels pour le public, cela ne m’intéresse pas. Je me soumets volontiers au martyre intellectuel, je lis beaucoup, j’ai dix-huit livres sur mon lit, mais c’est dans le but de cuisiner quelque chose pour les autres. Le plat que je sers au public est un plat populaire. Je suis pop. Je viens d’un quartier du sud de l’Espagne, d’un contexte sans références artistiques, intellectuelles ou culturelles. La façon dont j’aime entrer en contact avec le public est liée au pop, au sentiment que nous partageons tous deux le même espace. Et la poésie ouvre ces espaces. La poésie fait que tu n’as rien à comprendre : soit tu succombes et tu te laisses emporter, soit tu n’adhères pas à la proposition et tu en sors. Mais la poésie ne va pas exiger que tu comprennes ou que tu rationnalises quoi que ce soit. Tout cela est aussi lié à mon propre épuisement en tant que spectateur : la poésie surgit, et avec la poésie surgit la part émotionnelle. Qui entraîne aussi beaucoup de fatigue. Il viendra peut-être un moment où j’aurai envie de me reposer, mais pour l’heure, je ne peux pas envisager la scène sans la poésie.
Propos recueillis par Christilla Vasserot, avril 2025.