Entretien avec Alice Diop – Le Voyage de la Vénus Noire
Robin Costes Lewis évoque un « coup de foudre » pour la figure de la Vénus Noire. Vous-même dites avoir été foudroyée par ce texte ; selon vous, à quoi cela tient-il ?
Alice Diop : C’est un ami qui me l’a lu, c’était il y a trois ans, sur un banc, à Brooklyn. Le souffle m’a saisie tout de suite. C'est une sidération qui ne peut pas tout à fait être nommée. C’est le texte dont j’avais besoin, qui rassemble tout, tous mes « moi ». Il formule des choses jusque-là indicibles. Sa forme poétique, épique même, digère des années et des années de recherches universitaires extrêmement fouillées : sur la représentation, la chosification, la fétichisation du corps des femmes noires dans l’art. C’est précisément parce qu’il avance vers nous avec ce souffle poétique, qu’on ne peut que se laisser faire. Se laisser transpercer et transformer. C’est un texte d’une maturité intellectuelle impressionnante et il me cueille à un certain tournant de mon parcours, il me cueille par sa langue. C’est là, la grande nouveauté : sa puissance de formulation. La Vénus Noire, elle recolle les morceaux, elle rassemble les débris. C’est une figure entière, qui se tient là, pour elle-même. Ce sont nos mères, nos sœurs, toutes ces femmes qui nous ont précédé, que l’on n'a pas regardé, parce que notre regard était contaminé de violence et que l’on peut regarder aujourd'hui avec un regard nouveau.
Il y a une dimension très politique dans ce voyage, de regard au cœur de l’histoire des représentations, mais plus le texte avance, plus il dévoile une dimension tendre, intime. On y perçoit une renaissance, un appel presque amoureux à un « recommencer le monde ».
Oui, c’est même un texte charnel, parce qu’une fois que tu as fait le voyage avec elle, une fois que tu as vu, éprouvé, constaté ce morcellement des corps des femmes noires dans l’histoire et l’histoire de l’art, l’inconscient visuel sur lequel tout cela repose, tu ne peux plus faire comme si tu n’avais pas vu. Tu dois recommencer ta vie à partir de cette révélation. C’est un recommencement profond, du regard et du langage, c’est puissant comme élan. Cela peut parler à chacune et à chacun, quel que soit sa place dans le monde. Ce texte est si riche qu’il peut être écouté de mille manières différentes. L’horizon d’amour qu’il vise est un au-delà de la colère, un au-delà de la confrontation. Sa force est implacable parce qu’elle est calme. Elle nous embarque, et à la fin, elle dit juste qu’elle a peur d’aimer, d’être touchée, d’être approchée. Car la violence du racisme, de la déshumanisation, est si profonde et si ancienne, elle touche au plus profond de ce que nous sommes. De comment nous relationnons avec nous-mêmes et avec les autres. Nous sommes traumatisés par ce qu’a fabriqué cet inconscient visuel. Il fabrique de l’insécurité, de la violence, de la névrose. Elle m'a contaminé cette violence, elle nous contamine, mais je ne l'avais jamais regardé comme ça, jamais affronté aussi profondément, pour pouvoir m'en libérer. Quand elle écrit, à la fin de cette longue odyssée théorique et artistique, « ta main sur ma main, c’est trop », d’un coup, je suis bouleversée parce que je ressens profondément ce qu’elle veut dire. Je voudrais pouvoir adresser cette phrase à chacune des oreilles qui m’écoute et être entendue. Parce que ça soigne. Ça nous soigne, femmes, hommes, blancs, noirs. Ça nous soigne tous.
Le texte se termine par ces vers : « S’il te plait, assieds-toi là et lis pour moi ». Pour cette performance vous êtes également interprète, ce qui est inédit. Que représente ce geste pour vous ?
Je n'ai jamais pensé qu'un jour je serai sur un plateau. Dans mon cinéma, je ne me tiens jamais au centre, jamais en visibilité. Pourtant, c’était impossible d’envisager autre chose avec ce texte. Je ne pouvais pas travailler cette matière autrement. Je ne pouvais pas l’adapter au cinéma, mettre des images par-dessus toutes les images qu’il génère, ç’aurait été l’annuler. Le réduire. Il fallait pouvoir l’adresser, directement. Les mots devaient passer par mon corps de femme noire. Je devais m’exposer. Je le fais d’autant plus volontiers que le texte me protège, il me permet d’apparaître, d’avancer à nu. Je le vois comme une chambre photographique, qui offrirait un accès à quelque chose d'extrêmement intime, mais ce n’est jamais impudique, parce que le texte est magnifique. Je suis protégée par sa langue puissante. Pleine d’images, pleine de pensée, pleine de sensible. C’est un véhicule, c’est un bateau ce texte. Il peut te transporter et te traverser.
Mais la fin, ce « lis pour moi », je veux aussi le dire à celles et ceux qui m’écouteront : faites votre part, prenez la suite, faites ça pour moi, pour vous, pour nous maintenant. C’est un soin pour nous toutes et tous, ce long poème. Moi, il me guérit de l’obsession d’être écoutée et comprise par des oreilles qui ne le peuvent ou ne le veulent pas. Il ouvre un nouvel horizon, un au-delà du débat idéologique.
Je sens qu’il va me permettre d’écrire de nouveaux personnages de femmes, des femmes qui existent pour elles-mêmes, qui ne seront plus l'objet de prédation, qui ne seront plus non plus dans l’obsession de la confrontation. Je pense que dire ce texte, c'est aussi clôturer un certain cycle de récits et me permettre d’en ouvrir un autre. Elle invite à une telle plongée en soi, si libre, si profonde, c’est jubilatoire, c’est généreux. C’est extrêmement libérateur. Je crois que l’on ne doit pas sous-estimer la puissance d’action politique et d’émancipation que cela peut porter.
Propos recueillis par Marie Richeux, avril 2025