Entretien avec Calixto Neto - Bruits Marrons

 

Après deux décennies passées dans l’oubli, ces dernières années, de nombreuses créations invoquent la figure de Julius Eastman. Pour vous, en quoi sa vie et son œuvre résonnent avec l’époque ? 


Calixto Neto : Certaines œuvres sont prémonitoires, ou en tout cas, elles ont le pouvoir de donner forme à des malaises très enfouis dans la société, qui ne surgiront que des décennies plus tard. Par exemple, l’œuvre du danseur Luiz de Abreu, O Samba do Crioulo Doido (2004), que l’on a repris ensemble en 2020. La pièce a été un vrai choc dès sa création, mais la question décoloniale qu’elle traite n’a émergé dans la société que bien plus tard. C’était une pièce annonciatrice et je crois qu’avec Julius, il se passe la même chose. Il a fallu que les questions du racisme et de la violence vécue par les corps queers assaillent notre société, atteignent un tel niveau d’urgence pour que sa musique devienne soudain essentielle. Et puis, il y a le désir de créer d’autres récits pour les communautés noires et queer. Faire sortir Julius Eastman de l’oubli, c’est offrir un miroir à ces communautés. Et j’espère que cette redécouverte – en tout cas en Europe – puisse aussi ouvrir la voie à d’autres Julius.

Le compositeur a vécu une fin de vie d’errance et d’ostracisation. Bruits Marrons est-elle une pièce de revanche ? 


Pour moi, la revanche, c’est une perte de temps et on n’a pas de temps à perdre. Ce n’est pas vraiment le sentiment qui habite les cœurs et les corps des gens qui m’entourent, qui m’inspirent, celles et ceux qui sont engagés dans un travail nécessaire de transformation. Un mot qui, parmi d’autres, pourrait mieux correspondre à la démarche de cette pièce — parce que c’est aussi une démarche de vie pour moi — c’est le mot réparation. Je préfère penser mon travail dans ces termes, parce que ça m’aide à aller de l’avant. Et puis, ça me replace dans une constellation : je ne suis pas seul à avancer dans ce sens ! C’est fondamental parce qu’il ne s’agit pas d’un combat solitaire. Il se mène avec la complicité de plein d’artistes comme moi, et de nos alliés.

 

Sur le continent américain, on appelait « marrons », les personnes réduites en esclavage qui fuyaient la plantation et s’installaient dans des communautés autonomes en pleine nature. Cette histoire de marronnage est une histoire d’émancipation et de mélanges culturels qui fut génératrice de nombreux genres musicaux. Quels sont exactement ces bruits marrons qu’évoquent le titre de votre création ? 

 

Dans un article du livre We Have Delivered Ourselves from the Tonal – Of, Towards, On, For Julius Eastman (2021), le curateur et professeur Bonaventure Soh Bejeng Ndikung situe le travail de Julius Eastman non seulement dans une tradition de musique classique — à laquelle on l’associe souvent — mais aussi dans une autre lignée, plus ancienne, plus vaste. Pour lui, l’impulsion minimaliste, très présente dans la musique africaine, a traversé l’Atlantique avec les personnes réduites en esclavage. Ces peuples déportés sont à l’origine des communautés marronnes ou quilombos (comme on les appelle au Brésil). Et cette migration des corps et des sons qui les accompagnaient a marqué les territoires américains. Cette migration-là, elle est à l’origine des Negro Spirituals, du Blues, du Jazz, du Funk, du R&B, du Hip Hop… Il n’y a aucune raison de croire que ces personnes ont laissé derrière elles leur sens du rythme, leur sens de la répétition, de la transe, leurs tendances minimales. Ainsi, la musique de Julius Eastman ne découle pas seulement d’un héritage minimaliste issu de la musique classique, mais elle est d’abord nourrie par un savoir ancien, venu de ses ancêtres. On peut facilement imaginer que d’autres danses et genres musicaux sont nés de cette même migration, de cette rencontre entre les corps déplacés et des espaces inédits. Des musiques de résistance, qui apaisaient les douleurs et nourrissaient les révoltes : la samba, le maracatu, le jongo et le coco au Brésil ; le gwoka en Guadeloupe, la bachata en République dominicaine, le yanvalou en Haïti. La liste est longue. Parce qu’ils créent à chaque fois un nouvel espace de liberté, tous ces genres sont, à leur manière, des actes de marronnage. 

 

Dans quelle mesure votre chorégraphie sera-t-elle aussi une chorégraphie hybride ?

 

J’ai suivi un cursus universitaire en théâtre, et j’ai commencé à me dédier vraiment à la danse assez tardivement. Ma formation de danseur est variée : de la danse traditionnelle de Pernambuco — d’où je viens — au ballet classique, du théâtre réaliste aux entraînements à la Grotowski, du karaté au yoga. Tout cela me place de prime abord dans un espace de non-appartenance qui est aussi un espace de grande liberté. Dans ce sens, je me sens assez libre pour utiliser tous les registres d’expression des performeuses et performeurs avec qui je collabore. Par contre, je garde toujours en tête une sagesse que la samba m’a apprise : celle d’entretenir une attitude entre l’audace et la joie, tout en respectant l’inconnu, l’autre. Comme dit la chanson : « pisar no chão devagarinho » — marcher doucement sur le sol, pénétrer de nouveaux espaces avec révérence et respect.

 

Sur scène, plusieurs interprètes jouent du piano de façon singulière, comme sur un instrument à percussion. Pourquoi ? 

 

L’objet piano porte une telle charge historique, en même temps qu’il est toujours très imposant sur scène, qu’il m’a toujours posé question. Tout de suite, j’ai pensé que le piano devrait faire partie de notre écosystème. Nous essayons de déplacer l’instrument, tout comme je me déplace vers la musique classique, le pianiste vers la danse, et les danseuses et les danseurs vers la production du son. Dans ce sens, je considère le piano comme un instrument à percuter — et pas seulement au sens d’un tambour, mais aussi dans le sens d’une collision. Il symbolise, dans l’écosystème de Bruits Marrons, quelque chose qui aurait été percuté (un corps, une croyance, une institution). On doit alors vivre avec les débris qui résultent de ce choc, il faut renommer les choses, en réinventer d’autres. J’analyse la musique de Julius Eastman — et son destin — de la même façon : ce fut une figure qui a dérangé, qui a cassé les codes, mais son passage dans la musique contemporaine nous a poussés à reconstruire, à imaginer d’autres possibles.

 

Pourquoi avoir choisi le morceau Evil Ni**er comme base pour imaginer la pièce ? 

 

C’est avec la composition Evil Nigger que j’ai découvert Julius Eastman. En creusant davantage, j’en ai appris plus sur son œuvre et son parcours, les difficultés qu’il a traversées — liées à sa couleur de peau, à son homosexualité, à sa façon d’être… J’ai tout de suite ressenti une tension entre une rage brute et une beauté très sophistiquée dans le morceau. Et c’est cette tension-là qui m’inspire. Comment danser cette musique, lui donner corps, tout en gardant sa puissance ? Comment ne pas tomber dans le cliché ? Adapter Evil Nigger est un défi qu’il faut relever en groupe. Comment on propose un nouveau regard (ou plutôt une nouvelle écoute) de cette musique à travers nos corps ? Dans Bruits Marrons, il y a la quête d’une « famille de gestes ». Des gestes qui peuvent entourer, annoncer, dialoguer avec, accompagner cette musique. Comme une façon d’échauffer nos oreilles à l’écoute. Des gestes qui nous permettent de recevoir Evil Nigger autrement, depuis un autre référentiel, un autre imaginaire.

 

Sur scène, vous créez un espace dédié à une communauté de corps queer et racisés. Est-ce le symbole de la famille artistique que Julius Eastman n’a jamais eu ? 

 

En 2022, j’ai eu l’opportunité de créer un premier geste autour de ce projet, avec un groupe de trois danseurs, trois musiciennes et musiciens, et une artiste visuelle. Pour cette étape-là, j’ai fait le choix de ne travailler qu’avec des artistes racisés. Et ça m’a confronté à une réalité à laquelle je ne m’attendais pas : il s’avère que trouver des pianistes noirs en France (et en Belgique à l'époque), c’est super compliqué. Et pourtant, il y a un paquet de conservatoires dans ces deux pays. Cette difficulté a transformé une simple intuition en un choix politique clair pour la suite. Julius Eastman disait qu’il voulait juste être « noir à 100 %, gay à 100 %, musicien à 100 % ». Travailler dans cette intersection entre la race et les différentes identités de genre, ça m’a semblé être aussi une belle occasion de faire communauté et d’honorer son désir d’être pleinement lui-même, dans toutes ses dimensions. 

 

Propos recueillis par Marouane Bakhti, mars 2025.