Entretien avec Christian Rizzo - à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête.

 

Diriez-vous que à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête. est la pièce épilogue à votre trilogie de l’invisible constituée des pièces une maison (2019), en son lieu (2020), et miramar (2022) ? 


Christian Rizzo : Dans cette trilogie, il y avait des appels à quelque chose qui n’est plus là. Que ce soit une maison, un terrain disparu. La nature comme absente au moment où nous étions au plateau avec en son lieu. Ou encore la partie non-visible de l’horizon dans miramar. Cela donnait aux danseuses et aux danseurs, à cette communauté, matière à produire de l’espace. miramar se finissait ainsi sur ces mots : « Je te vois ». Je pensais avoir fini. Pourtant, je me suis dit que je ne pouvais pas en rester là, j’ai ressenti la nécessité de me lancer dans un quatrième opus, un épilogue donc.

Quel serait le point de départ de à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête ?


Ce qui me met en mouvement, à l’origine, tient du fil continu. Lorsque je commence une pièce, je sais d’où je pars et où je veux arriver. Les deux points me tiennent, même si ce qui est entre est à venir. Cette fois, je pars d’autre chose. Des fragments, des gestes non gardés pour d’autres créations. Une cartographie parcellaire. Plutôt que de penser à une ligne dramaturgique préalable, le travail de composition sera une cohabitation de fragments chorégraphiques. Retenir, en définitive, des petites choses qui contiennent quelque chose de plus grand. Ce que j’ai appris de mes études, c’est que la révélation du détail aide à comprendre la globalité du tableau. Je peux dire qu’il s’agit là du « starter » à ce projet. 
J’ai éprouvé l’envie de travailler des gestes issus du quotidien, du labeur. Ce que j’ai fait, jusqu’ici, assez rarement. Il y a l’idée de faire naître un autre régime d’attention à ces gestes. Et de leur faire faire une autre expérience de l’espace. Nous avons effectué des premières séances de travail avec les danseurs sur cet aspect concret du geste. En faisant l’expérience d’une musicalité et d’une spatialité, cela ouvrait des champs poétiques très forts. Nous nous sommes rendu compte que la forme d’abstraction de la danse pouvait révéler des vignettes fictionnelles.

 

Vous attachez une attention particulière à la scénographie. Pouvez-vous nous décrire celle-ci ?

 

J’ai commencé par concevoir une scénographie avec des grands-voiles. Mais assez vite, j’ai évacué ce dispositif. Il y avait une incohérence dans l’idée de convoquer le vide en remplissant ainsi l’espace. La disparition de ce dispositif permet, dans la foulée, d’inscrire l’abstraction gestuelle dans un espace qui a sa propre fiction. Disons que ce vide apparu va produire une autre tension. J’ai opté à sa place pour un dispositif sur-titreur, lequel accueillera une succession textuelle. Célia Houdart sera l’auteure de ce poème. À mes yeux, faire des pièces, c’est aussi l’occasion d’être en relation avec d’autres artistes. On fabrique une rencontre. Je me dis qu’un texte à lire permet de contextualiser autant que de décontextualiser ce qui se passe au plateau. On peut y voir une forme d’enquête. Sauf qu’on ne connaît pas le principe de celle-ci. Les rapports des interprètes entre eux la nourrissent en définitive. J’ai besoin que le tout soit dégagé de certains ornements. Un environnement simple comme une joie simple. Rien de démonstratif. Ce vide que j’évoquais est le conducteur, le lien qui unit les danseurs en scène. Il est riche de lumière, de son, de texte avec sans doute la présence d’une sculpture totem.

 

Une pièce, c’est quoi au fond ?

 

Ce qui m’intéresse en créant des pièces, c’est d’initier un dialogue. Et comment les interprètes me comprennent et vont puiser dans leur propre imaginaire pour produire des apparitions. L’intuition au départ de la chorégraphie va ainsi se trouver confortée ou être mise en dérive. Voilà l’enjeu de la fabrique, de l’atelier : trouver une cohérence là où il n’y pas encore de forme. Il y a longtemps, lorsque je développais mes photos, je m’émerveillais de voir une image se révéler alors qu’elle avait été déjà prise. Comme un temps de latence. La collaboration avec les danseurs reprend en fait cette idée de bains révélateurs successifs jusqu’à l’apparition d’une idée qui existe, au préalable, quelque part. 

 

à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête. rappelle l’importance du compagnonnage artistique. Celui avec Caty Olive ou le duo de Cercueil, Pénélope Michel et Nicolas Devos.

 

Nous avons développé avec Caty Olive, en vingt-cinq ans de collaboration, ou avec Pénélope et Nicolas, au cours d’une douzaine d’œuvres, une amitié et une forme d’autonomie assez forte. Nous discutons beaucoup, tout en étant autonomes dans nos propositions. Cela induit des moments de grande joie, et d’autres d’interrogation. Des instants de vie qui continuent. Je suis une éponge et tout ce que je vis, tout ce qui se passe autour de moi va traverser mon travail. En construisant ce dialogue avec Caty, Pénélope ou Nicolas, nos points de vue se modulent, et s’enrichissent. 

 

Vous conviez d’autres danseuses et danseurs en scène ?

 

Peut-être que je retrouve aujourd’hui des moments de suspension et non plus ce flot continu d’informations à traiter. Je devais anticiper beaucoup de choses, incapable en fait de vivre le présent. Je crois que la suspension est là où se joue l’altérité. Mais est-on vraiment indépendant ? 
Je me pose encore la question. à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête. est la pièce de mes soixante ans. C’est un temps que je peux m’offrir après trente années d’une course entamée. J’aime prendre des trains dont je ne connais pas la destination. Mais je sais où je les ai pris. Et je suis capable de descendre à n’importe quel moment. J’ai du mal à dire que je fais œuvre même si j’entends cela de l’extérieur. Chacune de mes pièces est le chapitre d’un roman chorégraphique, une sorte de journal. Il y a quelque chose qui se poursuit. Et ce, depuis mon premier geste performatif. Je me sens « artisan » de cela. Quelque chose avance. Il est important de savoir qu’il y a une histoire avant la mienne, mais que d’autre part, j’ai créé mes propres outils chorégraphiques. 

 

 

Propos recueillis par Philippe Noisette, février 2025.