Entretien avec Dorothée Munyaneza - Version(s)
Vous avez décidé d’écrire une pièce avec Christian Nka, poète et boxeur originaire des quartiers nord de Marseille, ville où vous résidez également. Comment cette pièce participe de votre ancrage dans la ville ?
Dorothée Munyaneza : Cela fait quatorze ans que je vis à Marseille, ville au croisement des mondes. Chaque année, j’apprends à mieux connaître cette ville où tant d’initiatives humaines, collectives, artistiques et engagées existent, une ville aussi où tant de personnes vivent à la marge, dans des situations précaires et où les liens sont de plus en plus fragiles. Depuis 2019, je mène des projets dans les quartiers nord de Marseille. De rencontres en ateliers, d'histoires intimes aux repas partagés, je cherche toujours à tisser des liens et tout particulièrement avec les habitantes et les habitants de la cité de la Castellane. Cela fait trente et un ans que je suis installée en Europe, et pour la première fois, je vis un équilibre sain entre mon enracinement ici et au Rwanda. Marseille, par la mer, me lie aux continents européen et africain, mais aussi à la diaspora afro-descendante au-delà de l'océan Atlantique. Cette pièce est dans la continuité de ma présence dans cette ville, elle s’inscrit dans le territoire, fait jaillir de nouvelles manières d’habiter notre monde.
Version(s) raconte le parcours d’un homme, noir, métisse, et père. Pourquoi avoir choisi de présenter la complexité de cette masculinité aujourd’hui ?
Version(s) est un portrait sensible de Christian Nka, fils d’un père venu du Cameroun et d’une mère au carrefour des Antilles, de l’Espagne et de la France, et père lui-même de plusieurs enfants. Pluriel, fils « médiateur » comme il dit lui-même. J’ai choisi de rendre hommage à Christian Nka, de me saisir frontalement de la question de la masculinité, car j’estime que le moment est juste. Cela fait longtemps que je suis engagée dans des questions liées au genre et celle de la masculinité est au cœur de Version(s). Pourtant, il ne s’agit pas seulement de la masculinité, mais des questions qui me travaillent, la transmission, ce que l’on hérite, la paternité, la marginalité, la discrimination, la place de la violence, celle de la beauté, la question de la mémoire. Comment prendre soin des vies qui peuplent d’autres territoires ? Version(s) est à mes yeux un geste vibrant pour embrasser nos humanités mêlées, une façon de déborder, autant que d’essaimer de nouvelles connections.
Afin de raconter son destin, vous avez entrepris un long processus de dialogue avec Christian Nka. Quelle méthodologie avez-vous adopté afin de recueillir ces mots ? Comment trouver la bonne distance avec l’intime ?
Pour commencer, Christian Nka et moi avons parlé. Il était important de recueillir son récit. Chaque jour, pendant deux semaines, je lui posais des questions et l'enregistrais. Parallèlement, j’abordais le sujet du corps mémoire en passant par le mouvement. Je continue, depuis, à partager avec lui mon langage chorégraphique et à honorer sa pratique et son art de la boxe. Dans tous mes projets artistiques, la dimension humaine revêt une importance particulière, et encore aujourd’hui avec Version(s), je prends le temps de m’imprégner des récits de Christian Nka. Pour moi, la bonne distance avec l’intime est l’exigence du soin, de créer ensemble en luttant contre la logique extractiviste.
La musique du compositeur Ben LaMar Gay entre en dialogue avec le texte. Quels sont les effets de résonance entre ces deux destins ?
Je collabore depuis de longues années avec Ben LaMar Gay, compositeur, multi-instrumentiste, africain-américain du quartier de South Side à Chicago, quartier qui partage certaines inégalités avec les quartiers nord de Marseille. Cela fait longtemps que j’échange avec Ben LaMar Gay sur la masculinité, celle qu’en tant qu’homme noir l’on hérite du père et d’aïeux eux-mêmes victimes d’un système d’oppression et de violences envers les hommes noirs. Et comment se construire au quotidien, quels amours cultiver, quelle poésie défendre dans un monde où en tant qu’homme noir, on est si souvent vulnérable ? Comment rompre le cycle de violence ? Comment créer de nouveaux liens ? J’ai souhaité rapprocher ces deux destins, car, bien qu’étant séparés par un océan, j’y vois une résonance claire, un principe de lignage et une potentialité réparatrice.
Vous intégrez également à l’aventure la plasticienne Maya Mihindou, qui documente le processus de travail. C’est le voyage qui compte, pas la destination ?
Maya Mihindou est une artiste pluridisciplinaire offshore, qui travaille avec moi depuis le premier projet que j’ai mené avec les dames de la cité de la Castellane en 2019. Pour moi, il était important de poursuivre notre collaboration sur Version(s), car son regard, les lignes qu’elle trace à travers le dessin, les images qu’elle capte avec la caméra, font partie d’un geste plus large, celui de créer une archive vivante, vibrante et profondément poétique de la légende de Christian Nka.
Propos recueillis par Marouane Bakhti, mars 2025.