Entretien avec Faye Driscoll – Weathering

 

Dans Weathering, dix interprètes sont mêlés les uns aux autres, sur une plateforme en rotation. L’image du Radeau de la méduse de Géricault vient immédiatement en tête. Comment travailler avec cette célèbre référence, présente que vous le vouliez ou non ?


Faye Driscoll : Je n’ai pas de problème particulier avec cette peinture et c’est normal qu’elle surgisse, car elle fait partie de notre pensée et notre histoire partagée. Simplement, je ne travaille pas directement avec, je ne dis pas : « mettons nos corps dans ces positions » ou « comment sont traités visuellement les cadavres ». Je pense par ailleurs qu’il est assez naturel de se réjouir lorsque l’on reconnaît quelque chose. Mais ce qui est intéressant, c’est que l’on essaye souvent de fixer le sens, de se dire : « j’ai compris ». Weathering est un espace de représentation d’ambiguïtés : il s’agit clairement d’images, on évoque des situations, mais il est toujours aussi question d’autre chose. Une personne lèche la cuisse d’une autre et juste après elles se repoussent, s’étranglent, tout est dans un état de morphing permanent et d’indétermination. En un sens, il y a donc énormément de références qui peuvent apparaître et en même temps se mélanger, notre attention est constamment sollicitée. Je la considère d’ailleurs comme faisant partie de la chorégraphie, tel un élément primaire d’une performance, aussi important que la forme ou le timing. De même, cette pièce engage notre empathie et toutes sortes de sensations physiques : il y a du vent, des odeurs qui changent, les performeurs circulent, tout va crescendo.

Une autre lecture de l’œuvre est, elle, écologique. Pour autant, cela n’a pas été une direction vers laquelle vous aviez décidé d’aller en premier lieu. Pensez-vous que l’art d’aujourd’hui ne peut contourner le sujet ?


En tant qu’artiste, lorsque je me dirige trop directement vers un sujet, cela ne fonctionne jamais très bien. Je préfère l’hésitation, la possibilité qu’il y ait plusieurs sens à la fois. Mais en vivant à Los Angeles, avec les mégafeux qui ne font que s’amplifier, m’intéresser au changement climatique est inévitable. La réflexion écologique fait complètement partie de moi, elle est présente dans l’époque, dans l’art qui se fait, elle ne peut en être dissociée. Ce qui m’a touchée en me lançant plus particulièrement dans ce travail, c’est la manière que nous avons d’être si proches de la catastrophe tout en maintenant nos vies à flot au quotidien. Il y a une réelle dissonance cognitive à avoir pleinement conscience du désastre et dans le même temps être en train de tomber amoureux, se réveiller le matin pour chercher un nouveau job, etc. Dans cette pièce, j’essaye d’exprimer une certaine anxiété mêlée au deuil, toujours un peu là, comme un sous-texte à nos existences. Par chacun de nos souffles, de nos urines, de nos gestes, nous sommes des êtres pris dans une météorologie, nous formons un microclimat, ce « weathering ».

 

Comment avez-vous fait exister ce sentiment du crash à venir ?

 

On s’est demandé ce qu’il se passe dans le corps lorsqu’il est pris dans une situation hors de contrôle, impacté par ce qui est plus grand que nous, une force géologique, une gigantesque tornade, un tremblement de terre. Nous travaillons littéralement avec cette sensation dans la chorégraphie : imaginer être soufflé, avoir la sensation d’être écrasé, dépasser les limites de ses articulations. Une autre partie de la recherche a été vocale. Dès le début, j’avais en tête que la structure de la pièce serait un cri très lent, un hurlement si fragmenté qu’on ne le reconnaît plus comme tel. On entend du plaisir, une respiration, un orgasme. Le sentiment apocalyptique existe à travers cela, en faisant apparaître la dialectique entre création et destruction, désastre et beauté.

 

Notre immobilisme face à la catastrophe vient aussi du fait que nous percevons les évènements majeurs mais pas les micro-changements. Vous avez justement travaillé à rendre cela visible. Comment ?

 

Dans la majeure partie de la pièce, les choses bougent très lentement, mais sont toujours en métamorphose. Nous avons pour cela plusieurs pratiques physiques : faire attention à la plus petite unité de mouvement, pixel par pixel, ou ce qu’on appelle « entity shifting » (entités en mouvement). En restant dans une même position, parce que tu changes énergétiquement, la situation change, presque comme un chatoiement. En elle-même, la rotation rend aussi visible le changement : si une main s’approche d’une poche, lorsqu’elle reviendra devant moi après un tour complet, elle sera peut-être en train d’en sortir quelque chose. D’une certaine manière, nous ralentissons l’attention afin de permettre de voir les choses aussi minimes soient-elles.

 

« Faye Driscoll a toujours poussé, ou tenté de pousser, ses interprètes et son public à dépasser leurs limites, mais jamais autant que dans Weathering » écrit la critique du New York Times Siobhan Burke. Quelles sont les frontières que vous avez franchies avec cette création ?

 

Depuis mes débuts, je mène une recherche sur l’intimité et les marges. Cette fois-ci, la présence de fluides du corps humain, comme les larmes, la bave, la sueur, est l’une des nouvelles choses que nous avons développés et que nous avons poussés assez loin. Les positions des corps, aussi catastrophiques que sexuelles, tendres ou violentes, participent à cette profondeur.

 

Vous avez d’ailleurs collaboré avec un coordinateur d’intimité, cette profession du cinéma qui veille notamment au respect du consentement. Qu’est-ce que cela a permis ?

 

Nous avons travaillé avec un bon ami, Yehuda Duenyas. Il a été présent dès le début, initialement pour nous aider à organiser les scènes sexuelles et faire en sorte qu’elles semblent réelles tout en étant dans la falsification permanente. Le travail s’est ensuite déplacé vers la manière dont on perçoit ces situations et la mise en place de solides bases pour communiquer avec l’autre. Je pensais que collaborer avec lui nous inhiberait, adoucirait les choses, mais au contraire cela a permis plus d’intensité, plus de sensibilité, a accéléré la prise de risques et nous a autorisé beaucoup de libertés. Il me semble qu’exister dans le chaos ne peut se faire sans prendre soin de soi, des autres et des relations.

 

 

Propos recueillis par Léa Poiré, mars 2025.