Entretien avec Francesca Corona, directrice artistique du Festival d’Automne, et Mathieu Potte-Bonneville, directeur du département Culture et Création du Centre Pompidou
Comment l’idée de cette École du soir naît entre le Festival d’Automne et le Centre Pompidou ?
Francesca Corona : Comme souvent pour les projets les plus passionnants, cette idée est le résultat de plusieurs histoires qui se sont entremêlées. Il y a le désir de partager une pensée radicale avec un public le plus large possible ; il y a les traditions et les histoires humanistes des écoles du soir, particulièrement dans le Sud global. Elles m’ont toujours inspiré par leur capacité à proposer d’autres formes d’apprentissage pour celles et ceux qui n’ont pas eu de parcours académiques. Puis il y a une image bouleversante lors de la rencontre que nous avons organisée avec Angela Davis en novembre 2023 au Théâtre de la Ville. Ce moment où des dizaines de jeunes sont montés sur scène après sa conférence pour lui poser des questions d’une précision remarquable. Ils avaient trouvé là un espace pour s’exprimer, pour dialoguer directement. Et c’est à cet instant qu’avec Emmanuel Demarcy-Mota (directeur général du Festival d’Automne) nous nous sommes dit que le Festival d’Automne pouvait aussi être un lieu de transmission, un espace où savoirs et désirs circulent différemment. Cette évidence s’est associée à celle que le Centre Pompidou devait être notre partenaire dans la création de cette École. Pour cette institution, la pensée est au milieu des autres disciplines, sans en être au centre.
Mathieu Potte-Bonneville : Effectivement, depuis sa création, le Centre Pompidou a toujours considéré la parole comme des beaux-arts et la pensée comme une forme artistique à part entière. Des figures comme Bernard Stiegler ou Jean-François Lyotard ont incarné cette tradition de mettre la philosophie au contact direct des œuvres d’art. Notre collaboration avec le Festival d’Automne remonte aux années 1970, c’est une histoire ancienne et riche. Ce qui nous unit aujourd’hui, c’est cette conviction partagée que le monde académique doit dialoguer avec l’espace public, mais que cela nécessite d’inventer sans cesse de nouvelles formes de rencontre. Ce n’est pas quelque chose de ponctuel ; c’est un travail qui se doit d’être constant et insistant.
L’École du soir structurée en deux formats distincts va-t-elle être nourrie par d’autres artistes et intellectuel·le·s que Felwine Sarr et pourquoi ?
MPB : C’est Jean-Max Colard et son équipe du service de la parole au Centre Pompidou qui ont initié cette résidence intellectuelle éphémère. L’idée était d’inviter des intellectuels contemporains à imaginer des programmes qui puisent librement dans toutes les formes possibles.
C’est donc dans cette logique que nous avons proposé à Felwine Sarr d’être le premier invité de l’École du soir. Il a proposé cette articulation en trois temps autour de la « vie commune », une thématique qu’il déclinera avec différents complices artistes et intellectuels. Ce qui est passionnant, c’est que la première contribution de l’invité consiste justement à inventer la forme de sa transmission. Felwine a imaginé des formats variés qui seront présentés dans différents lieux – théâtres, cinémas, espaces culturels polyvalents. Nous voulions créer des moments véritablement participatifs, qui brisent la frontalité traditionnelle entre celui qui parle et ceux qui écoutent. On retrouve dans la programmation des philosophes comme Judith Butler et Yala Kisukidi, des cinéastes comme Alain Gomis, des universitaires... La frontière entre les disciplines devient poreuse, et c’est précisément ce qui fait la richesse de cette École du soir. Les Ateliers du sensible (qui sont un des deux formats imaginés) s’inspirent directement des Ateliers de la pensée que Felwine a co-créés avec Achille Mbembe, où l’échange se fait de manière plus horizontale.
FC : La constellation d’artistes et intellectuels invités est le fruit d’un dialogue triparti ; cette émulsion a permis une synchronicité, des synergies inattendues, et des inspirations réciproques. Nous réunissons des artistes dont les histoires se croisent et se répondent, qu’ils aient été programmés cette année ou lors d’éditions passées. C’est le cas d’Alice Diop, invitée en 2023 pour une carte blanche, où elle a transformé le cadre du Festival en laboratoire de pensée. Sa présence dans l’école s’inscrit naturellement dans la continuité de ses collaborations : avec le Festival, où elle crée cette année une pièce ; avec le Centre Pompidou, autour de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde ; et avec Felwine Sarr, dont le dialogue, amorcé à Dakar en 2024, se poursuit. On retrouve également Faustin Linyekula, Dorcy Rugamba et Sammy Baloji, artiste visuel invité du Festival en 2020, ainsi que les chorégraphes Nacera Belaza et Lia Rodrigues. Ces dernières participent aux ateliers du sensible, où l’expérimentation permet de faire advenir leur pensée et leur savoir à travers le geste et le partage. Leur présence en France devient ainsi une occasion de ressentir et d’interroger, avec eux et le public, toutes les questions posées dans cette École.
En quoi cette École du soir représente-t-elle plus qu’une simple programmation culturelle ?
MPB : Le monde traverse une période de désordre extraordinaire, et face à cela, les institutions culturelles ont une responsabilité particulière. L’École du soir se veut un espace où reprendre les questions fondamentales, où affermir nos convictions tout en examinant les dilemmes contemporains. Ce qui nous intéresse particulièrement dans l’approche de Felwine Sarr, c’est sa capacité à montrer comment une pensée peut être à la fois profondément ancrée dans un contexte spécifique et parfaitement universelle dans ses questionnements. C’est cet humanisme réinventé que nous souhaitons mettre en avant.
FC : Le Festival d’Automne, par sa durée inhabituelle de trois mois et demi, offre la possibilité de revenir sur les mêmes questions et de les approfondir au fil du temps. Ce que nous cherchons à construire s’inscrit dans une histoire importante : celle de notre responsabilité en tant qu’alliés. C’est aussi pourquoi nous avons intégré les réseaux associatifs et autres dynamiques locales, afin de donner à ces désirs une résonance collective et durable.
Propos recueillis par Soraya Kerchaoui-Matignon, juillet 2025