Entretien avec Ivana Müller – mirages et tendresses
Ivana, dans un monde où les liens sont en tension, votre recherche, depuis plusieurs années, semble remettre la relation au cœur de l’expérience artistique. Quelles nouvelles formes de relations cherchez-vous à activer ou à interroger à travers votre travail ?
Ivana Müller : Je pense que cette notion de relation est fondamentale dans n'importe quelle pratique artistique. Un ou une artiste, et d’autant plus en art vivant, est toujours en train de travailler en considérant l’autre. Ces vingt dernières années, une grande partie de mes œuvres s’est construite autour de la notion de collectif. J’ai commencé par mettre en scène des groupes qui réfléchissent ensemble, à explorer l’idée de communauté et les liens qui se tissent au sein d’un groupe. J’ai le sentiment que je crée pour tenter de comprendre le monde, pour interroger la manière dont on fonctionne ensemble dans des contextes précis. Dans mirages et tendresses, cette dimension relationnelle est d’ailleurs centrale : interprètes, spectatrices et spectateurs s’engagent ensemble, physiquement et symboliquement, dans la construction d’un espace et d’un imaginaire commun.
Pouvez-vous retracer la genèse et l’histoire de mirages et tendresses ?
Au départ, j’avais envie de créer une situation où les spectatrices et spectateurs puissent expérimenter concrètement ce que peuvent être l’esprit de communauté et l’action de solidarité. Bien sûr, on peut dire qu’assister à un spectacle est déjà une forme de solidarité, par la présence, le temps, et l’attention. Mais j’avais envie d’aller plus loin, en proposant un espace de rencontre, une expérience physique partagée. Je souhaitais imaginer un contexte où la solidarité ne serait pas seulement un thème, mais une pratique vivante. C’est à partir de ces différentes pistes que je suis arrivée à cette idée de construction collaborative en temps réel, un processus de tissage partagé, avec de la laine et l’aide des spectatrices et spectateurs.
Comment le fil, en tant que matière et métaphore, devient-il un outil de réflexion et de composition dans cette création ?
Dans mirages et tendresses, la matière n’est pas seulement un élément de décor, elle devient partenaire de jeu, source d’écoute, de rythme et de transformation. Travailler avec des matériaux comme la laine impose une autre temporalité, une forme d’attention. On ne peut pas précipiter le geste. La matière dicte son propre temps. Ce respect du rythme, de la lenteur, de l’organique, se retrouve aussi dans la manière d’aborder les corps, les déplacements, les liens entre les interprètes et les spectatrices et spectateurs. Les fils et les nœuds évoquent des obstacles, des complexités, mais aussi des potentiels de résolution. Défaire un nœud devient une action poétique, presque cathartique, dans un monde saturé de tensions. Il y a quelque chose de profondément symbolique dans ces gestes simples et répétés.
Pouvez-vous présenter le dispositif de mirages et tendresses ?
Le dispositif scénique repose sur un principe de tenségrité, à la fois solide et souple, résistant et fragile : une belle métaphore du vivant. Depuis leurs positions respectives, interprètes et spectateur·ices élaborent à plusieurs mains, avec une cinquantaine de pelotes de laine, une architecture du lien. Ce processus collectif n’est jamais totalement écrit. Il se réinvente à chaque fois, dans une forme ouverte et perméable à l’inattendu.
Comment accueillez-vous cette part d’imprévisibilité ?
Chaque représentation de mirages et tendresses est unique, car l’espace et la structure se transforment à chaque fois, en fonction des présences, des gestes et des interactions. Le dispositif est pensé comme un chantier en co-construction : certaines spectatrices et certains spectateurs choisiront de rester en retrait, d’observer à distance, tandis que d’autres voudront s’approcher, voire contribuer au dispositif en interagissant avec les matières ou les interprètes. L’installation fonctionne comme un écosystème solidaire, à la fois fragile et autonome, qui se tient comme une toile d’araignée. Les partitions sont suffisamment ouvertes pour laisser place à l’improvisation, ce qui permet d’accueillir une grande diversité de modes de présence. L’inattendu est non seulement accepté, mais encouragé.
Comme dans vos précédentes pièces, mirages et tendresses accorde une place particulière à la textualité. Qu’est-ce qui vous a conduit à intégrer cette dimension dans ce projet ?
Lorsque nous avons commencé à construire ensemble en studio, la parole occupait une place centrale. Nous parlions beaucoup, pour comprendre comment avancer ensemble, pour nous aider, nous connecter dans l’espace, mais aussi pour nous raconter nos vies. Puis, nous avons tenté de le faire en silence, mais quelque chose manquait. Cette pratique de construction appelle naturellement la parole. Ainsi, j’ai trouvé intéressant de préserver ce mode d’échange avec le public, mais dans une forme plus poétique qu’une conversation, en activant l’imaginaire à travers un langage qui permet une liberté de regard et de lien avec ce que nous construisons.
mirages et tendresses sera créé à la Conciergerie. Comment avez-vous abordé cet espace ?
La Salle des Gens d’Armes est un espace impressionnant : 60 mètres de long, 28 de large et presque 9 mètres de haut. C’est un vrai défi pour moi de tisser un travail comme Mirages et Tendresses dans un lieu aussi grand et symbolique. Ces dernières années, j’ai présenté mes pièces dans des musées, des parcs, dans l’espace public… Présenter une œuvre hors du théâtre, c’est s’ouvrir à un autre type d’expérience, avec le public et avec l’environnement. Je suis curieuse de voir comment la Conciergerie va résonner avec notre proposition, comment une création aussi sensible et intime peut dialoguer avec cette architecture imposante et froide. J’aime imaginer que nos gestes, même les plus discrets, nos voix, nos regards, puissent exercer une forme de résistance tendre, capable d’adoucir l’austérité du lieu.
Propos recueillis par Wilson Le Personnic, avril 2025