Entretien avec Joël Pommerat pour Les Petites Filles modernes (titre provisoire)

 

 

Si le conte a toute sa place dans votre travail destiné aux jeunes gens – à travers vos versions du Petit Chaperon rouge, de Pinocchio ou de Cendrillon –, vous écrivez pour la première fois un spectacle qui ne s’appuie pas sur une œuvre antérieure. Quel a été votre chemin d’écriture vers ce « conte fantastique » ?

 

Joël Pommerat : Ce n’est pas totalement juste de dire que ce spectacle ne s’appuie sur aucune œuvre antérieure. Il est plein d’autres récits, d’influences diverses, la différence c’est qu’il n’y a pas ce dialogue explicite avec des figures identifiées telles « Pinocchio », « Cendrillon ». D’une autre façon il convoque des éléments de l’imaginaire commun, mais ça n’est pas dit ou affiché. Ces éléments fabriquent une histoire inédite, mais cette histoire est animée de « matériaux », d’ « objets » imaginaires, qui ont un passé et eux-mêmes une « histoire ». Ces matériaux je les ai identifiés pour certains, pour d’autres cela se passe de manière plus « inconsciente » et c’est bien comme ça.

 

 

La narration a une place importante dans votre écriture mais dans cette pièce, il est aussi question des histoires que l’on se raconte. Qu’interrogez-vous au sujet de l’histoire ? Et que questionnez-vous concernant le fait de « raconter » ?

 

JP : Toute production artistique il me semble tend vers le « récit » de quelque chose, même les œuvres les plus « abstraites ». Mais j’aime cette entrée classique, par la narration et « l’histoire », une narration descriptive, vraiment ou faussement objective et plus littéraire que théâtrale en somme. D’où mon intérêt pour le conte. Paradoxalement aucune histoire que je mets en scène n’est vraiment intéressante pour elle-même, ce sont les idées que ces histoires véhiculent ou explorent qui le sont. Les idées et les corps, les présences. Et c’est la manière d’organiser ces matériaux, idées, présences, qui constitue le véritable travail d’écriture. Il y a un jeu qui s’opère entre la trame narrative très explicite, très visible, et un autre espace en creux, « sous-terrain » où des idées, des forces se confrontent, agissent et interagissent entre elles. Pour ce qui est de ces « histoires qu’on se raconte dans mes histoires », cela se rapporte sans doute à la question de l’interprétation du monde. À cette nécessité propre à notre espèce de produire du sens, des significations, des explications. Ce besoin est développé dès l’enfance, et peut prendre des formes détournées, voire inconscientes. Je crois que c’est ce qui se passe dans ce spectacle avec ces personnages qui cherchent un sens à ce qu’elles vivent.

 

 

Cette création prolonge l’exploration du thème de l’enfance menée avec Contes et légendes, d’où émergeaient des figures masculines. Est-ce un choix initial de mettre au travail des personnages de jeunes filles ?

 

JP : Je ne crois pas non, j’avais plutôt envie de continuer à parcourir cet univers de l’enfance, en prolongement de mon spectacle précédent. Avec la troupe de Contes et Légendes on avait évoqué à plusieurs reprises presque sérieusement l’envie de travailler sur une suite, un 2, creuser encore. Nous avions un énorme réservoir d’histoires, de fragments. Donner vie à de très jeunes personnages, garçons ou filles, les incarner sur un plateau de théâtre c’est particulièrement émouvant, il y a comme un effet de double création, fiction et réalité. Avec des interprètes adultes on a le sentiment d’aller chercher des « parts de soi » errantes ou enfouies, de convoquer des fantômes de nous-mêmes, un « présent du passé ». Il est d’ailleurs impossible d’imaginer ce travail sans une très grande complicité avec les interprètes, là en l’occurrence avec Marie Malaquias et Coraline Kerléo, c’est vraiment un partage d’imaginaire essentiel. Au cours des répétitions de Contes et Légendes, le sujet de l’identité masculine avait pris une place importante il y avait comme une évidence à creuser cette notion de fabrication du genre au moment de l’adolescence, tout cela à côté d’êtres artificiels « construits » ou en « construction » eux aussi : des robots. Ici il en a été autrement, c’est l’histoire qui s’est inventée qui en a décidé.

 

 

La pièce s’adresse à des personnes qui ont plus ou moins l’âge des protagonistes. À hauteur d’enfance, on peut observer les expressions du désarroi face aux pouvoirs de l’autorité adulte, les manifestations de la peur, de l’amour aussi. Que vous importe-t-il de donner à voir aux jeunes spectateurs et spectatrices ?

 

JP : J’ai d’abord commencé à écrire ce spectacle avec une intention précise, parler à des jeunes gens que je situais approximativement à partir des débuts de l’adolescence. Ensuite sont apparues des questions touchant aux notions de maturité, de compréhension des enjeux, d‘identification possible. À un certain stade de l’écriture, cette intention de départ me bloquait, j’ai décidé de ne plus réfléchir à tout ça. J’ai essayé seulement de penser à ces deux personnages, à ce qui était important pour elles et pour moi, d’être à leur écoute, comme si elles existaient vraiment. Aujourd’hui on me dit que ce spectacle peut être vu par des jeunes gens ayant l’âge des personnages, c’est parfait, c’est ce public-là que j’ai voulu rencontrer. Un spectacle c’est une expérience sensible, un trajet, ce qui peut se passer à partir de cette expérience est imprévisible. Je ne cherche pas à être édifiant, cette histoire est traversée par de la violence, de la peur, de la colère, de l’amour et un besoin d’évasion.

 

 

Vous convoquez le surnaturel, qui s’arrime au réel que vous dépeignez : en quoi cette coprésence des réalités « naturelles » et « surnaturelles » vous intéresse-t-elle particulièrement ?

 

JP : Certaines réalités de nos existences ont du mal à être conçues comme vraies, comme des vérités, elles résistent, demeurent « inconcevables » ou inacceptables, telles la mort, l’arrachement au monde d’êtres chers, il y a un lien entre ce besoin de « surnaturel » et le caractère inconcevable de certaines réalités de l’existence, des réalités qui ne peuvent se concevoir comme des réalités. Comme si la nécessité de créer non seulement du sens, mais des réponses immédiates et concrètes à des questions complexes, avait ouvert la voie à cette nécessité de contester le réel, de le réinventer, ou à minima le rêver autrement. Il y a aussi le décalage entre la perception du monde par nos sens et les lois physiques qui régissent l’univers, la vie, notre existence. Il y a vraiment deux « moments » dans notre expérience de vie : le sensible et le vrai, tous deux profondément divergents. Le temps est un exemple de cette divergence : l’expérience que nous faisons du temps et les lois physiques du temps ne sont pas compatibles entre elles, en ce cas c’est le « vrai » lui-même, ce que la science nous dit du temps, qui parait le plus « surnaturel ». En littérature ou en art en général, il y a des œuvres qui traitent du lien entre naturel et surnaturel, ce sont bien souvent des œuvres de genre qu’on appelle « fantastique », j’aimerais bien moi arriver à ne pas cloisonner, et à mélanger, intégrer la dimension étrange et fantastique de nos existences au récit de notre réalité sociale, ce ne sont pas deux sphères de compréhension du monde qui sont coupées ou séparées, elles sont poreuses, et plus que ça même.

 

 

En prolongeant votre travail sur la lumière et sa capacité à distordre les perceptions spatiales et temporelles, vous parvenez ici à l’emploi quasi exclusif de la vidéo. Avec le créateur, Renaud Rubiano, qu’est-ce qui a orienté vos recherches ?

 

JP : C’est une réflexion et une décision commune avec Éric Soyer avec qui je travaille sur la scénographie et la lumière de traiter ces deux éléments au moyen de la vidéo. Pas au sens d’un travail traditionnel de projections d’images réalistes mais plutôt au sens d’une construction ou reconstruction de l’espace. La collaboration avec Renaud Rubiano en complicité avec Éric a permis cette recherche de manière ambitieuse. L’objectif était d’arriver à produire une grande variété d’espaces, des plus concrets aux plus utopiques, de travailler la perspective, le vide, la dématérialisation, la variabilité des formes, la métamorphose, le mouvement de la matière, le déséquilibre, etc. Le travail avec la vidéo permet de penser l’espace quasiment en architecte, avec l’avantage de pouvoir échapper aux lois et aux principes de la matière, de tricher. C’est cela qui correspondait le mieux aux besoins de ce projet d’écriture.

 

 Propos recueillis par Mélanie Jouen, mai 2025.