Entretien avec Joris Lacoste - Nexus de l’Adoration
Avec Nexus de l’adoration vous révélez une nouvelle religion. Vous sentez-vous l’âme d’un prophète ?
Joris Lacoste : (Rires). Je ne suis que le modeste auteur d’une fiction. La « religion » que j’ai imaginée est avant tout un cadre opératoire, un dispositif permettant toutes sortes d’opérations théâtrales. Je suis moins intéressé par la religion en elle-même que par ses possibilités liturgiques, autrement dit ses dimensions performatives. Nexus de l’adoration se présente ainsi comme une cérémonie, où des officiants tentent de faire exister sur le plateau une multitude de choses diverses : des manières d’être, des réalités hétérogènes, des registres de discours variés, parfois même opposés. Ce qui me passionne en réalité, c’est la notiond’hétérogénéité. C’est dans cette optique que j’ai imaginé cette religion fictive, une religion qui se voudrait la plus accueillante possible, qui célèbrerait « toutes les choses du monde », toutes les formes de vie et de non-vie, qui accepterait tout et ne rejetterait rien.
Comment rendre hommage à l’hétérogénéité sur scène ?
Le rituel principal de ce culte étrange consiste à « chanter toutes les choses du monde, jusqu’à la fin des temps ». Les officiants commencent par une litanie où sont nommés et chantés aussi bien des objets quotidiens que des personnages de fiction, des sentiments, des sensations, des événements historiques, des concepts, des animaux, des maladies, des moments de la journée… Cette litanie se déploie progressivement dans des formes textuelles, musicales, théâtrales, performatives, empruntant à la chanson pop, au stand-up, au récit intime, à la conférence ou à la chorégraphie de clip. L’avantage de la cérémonie c’est que c’est une forme très accueillante : on peut chanter, parler, danser, raconter des histoires, faire des discours, être emporté par des transes… C’est un espace de performativité plus que de pure représentation.
Qu’est-ce qui motive une telle recherche ?
Au début de son livre Laisser être et rendre puissant (2023), Tristan Garcia demande : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Autrement dit, de quelles choses se compose notre monde commun ? Il observe qu’il n’existe aucun consensus, pas même sur la nature du désaccord. Nous vivons un moment où nos expériences du monde n’ont jamais été si variées. Notre situation collective est celle d’un « nous » hétérogène, fragmenté et multiple. Nos modes d’existence sont faits d’une pluralité de manières d’être, d’identités, de volontés et d’intérêts qui façonnent les représentations que nous nous faisons de nous-mêmes. Nos totalités ne se recoupent jamais et nous ne décrivons jamais exactement le même monde. Des choses existent intensément pour certaines et certains, et sont ignorées ou niées par d’autres. À partir de ce constat, Tristan Garcia propose l’ontologie la plus accueillante possible. Cette idée a inspiré l’invention de notre religion fictive, qui s’efforce de donner un droit de cité à toute chose sur un strict plan d’équivalence.
Cela a-t-il aussi à voir avec la disparité des sollicitations auxquelles nous sommes confrontés ?
Absolument. Nous sommes quotidiennement traversés par les flux d’informations les plus variés, on passe d’actualités tragiques àdes vidéos de chatons, de déclarations politiques au dernier son de Jul. Tout se juxtapose et s’entrechoque dans notre cerveau enun cut-up permanent auquel il s’est pourtant complètement habitué. Comment accueillir cette multiplicité sans l’uniformiser ? Je crois qu’il y a un enjeu particulier pour le théâtre à embrasser une telle pluralité ; à tenter de représenter le plus de réalités possibles, à créer des formes où toutes ces multiples dimensions pourraient cohabiter, dialoguer, être vécues ensemble en même temps — et même, peut-être, se composer dans une forme d'harmonie et de lisibilité.
Comment s’établit une telle cohabitation ?
La question qui se pose à nos adeptes fictifs, c’est : « OK, nous vivons chacun dans un monde particulier, mais quelles sont les choses qui composent notre monde commun ? » Leur méthode, cependant, ne va pas procéder par réduction ou soustraction, ils ne vont pas chercher le plus petit nombre de choses au croisement de tous les mondes (les choses réputées « universelles ») : ils vont au contraire miser sur la somme ou la multiplication de choses spécifiques et particulières. Comme si toutes les communautés mettaient pour ainsi dire leurs choses particulières au pot commun. Le pari, c’est de conserver la spécificité (certaines choses appartiennent bien à certains mondes) tout en créant un plan où toutes coexistent pour tout le monde (sans s’exclure les unes les autres). Pour ce faire, il faut suspendre les positions morales ou politiques, commencer par isoler chaque chose, la couper de son contexte, la libérer de ses rapports habituels. Il faut pratiquer un principe de disjonction qui enchaîne des éléments sans lien apparent et ainsi « conjurer le démon associatif ». Une fois séparées, on peut contempler ces choses et les célébrer sans jugement. Il s’agit de construire ensemble un plan où règnerait un strict principe d’égalité, une sorte de démocratie totale de toutes les choses. Cela implique de renoncer à une forme de sens critique, de descendre en dessous du plan des choses pour les considérer dans leur simple présence.
Mais que faire des dissensions politiques ?
C’est toute la question. Cette religion fictive propose un espace irénique, complètement apaisé, où l’on se rassemble le temps d’une cérémonie pour suspendre notre jugement. Mais on ne prétend pas faire disparaître les oppositions qui animent la société. C’est plutôt un pari : après la célébration, peut-être regardera-t-on ces conflits différemment. Sans résoudre magiquement les divergences, il s’agit de les replacer dans un monde plus vaste, où chaque chose a sa place et où, malgré tout, nous pouvons faire communauté.
Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna, février 2025.