Entretien avec Laurène Marx

 

Votre écriture inclut une grande part d’oralité qui s’approche parfois d’un processus d’« écrire pour la parole ». À partir de quel moment, ou sous quelle impulsion, vous êtes-vous rendue compte que bien écrire incluait d’autres aspects que la simple dimension littéraire classique de la langue ? 


Laurène Marx : L’impulsion est venue du moment où je me suis rendue compte que cela faisait vingt ans que je travaillais un style, mais que je n’écrivais pas comme je voulais. Mes textes ne sonnaient pas comme je parlais. Il y a eu un moment où je me suis dit : « Mais attends, t’es pauvre… et tu vas vraiment essayer de parler comme les bourges, alors que t’as jamais été intégrée ? ». Ça a été un déclic de classe en réalité. J’ai été pauvre pendant très longtemps, mais je ne le savais pas : je ne m’en rendais pas vraiment compte, et cela ne se ressentait donc pas dans mon travail. Il a fallu que je me dise : « je parle comme ça donc je dois écrire comme ça », que j’intègre des éléments de sous-culture – dont le langage me correspond plus – comme le manga ou le rap. Parce que le théâtre ne fait pas partie de ma culture, je ne vais pas au théâtre et j’ai arrêté de lire vers vingt-deux. À partir de Pour un temps sois peu, ça a commencé à sonner comme moi, de façon directe, et c’est devenu une évidence. Même quand mes textes sont un peu plus « écrits », ils restent toujours directs, parce que c’est comme ça qu’ils peuvent toucher les gens. Une de mes plus grandes influences en littérature — et je m’en rends compte maintenant que je vis à deux rues de là où il est né — c’est Jacques Brel. C’est de la littérature populaire, parce qu’il y a la musique. Mais si ses textes étaient publiés comme de la littérature, ils ne le seraient pas considérés comme tels. Parce que c’est très élitiste comme écriture. Jacques Brel, c’était un bourgeois — et pourtant, j’adore sa façon de tourner les choses.

Dans quelle mesure cette adresse plus directe et cette langue moins vernie permettent-elles d’échapper à une récupération bourgeoise de la parole sur scène, et de se dégager d’une lecture verticale du "transfuge de classe", très présente dans les récits de filiation récents ?


Ah mais moi je suis l’anti transfuge ! Je ne vais pas écrire comme une bourgeoise alors que je n’ai pas leur compte en banque ! Pourtant, j’ai un putain de bagage culturel qui me permet d’être acceptée par les bourges, parce que j’ai la culture élitiste. Je la contrôle juste parce que je ne veux pas que les gens se sentent écrasé·es ou méprisé·es par ma littérature. Ma force c’est justement la maîtrise des différentes tonalités, mélanger des tons : de TikTok à Proust. Et ça prouve que ça peut se côtoyer. Parce que ma culture c’est d’abord la pop culture, je suis une romancière, qui fait du théâtre dans une forme libre, parce que je n’ai pas été polluée par les codes. Les nouvelles générations continuent de perpétuer ces codes, ils écrivent tous pareil ! Pourtant si je parle avec eux, ils vont me citer des références internet, venant de YouTube ou bien des mème. Où sont les mèmes dans la littérature ? Moi, le théâtre, je ne sais pas ce que c’est — encore une fois, je n’y vais pas. Par contre, la scène, c’est un outil fabuleux pour créer de la sensation, un outil politique. Si c’est suffisamment bien écrit et mis en scène, le public peut vivre des ascenseurs émotionnels de malade. Et on finit par prendre goût à ce pouvoir. Le jour où je ne l’aurai plus, je passerai à autre chose.

 

Pourtant entre Pour un temps sois peu et les spectacles suivants vous avez obtenu une reconnaissance critique et publique. Quelle influence cela a-t-il eu sur votre littérature, et plus généralement sur votre travail ? 

 

Mais je continue pour autant d’être fidèle à ma culture ! Quand je rentre chez moi je joue à la console, je suis sur Twitch toute la journée. La culture des dominants je l’avais déjà avant donc je n’ai pas de retard à rattraper ! J’ai la même vie de cassos mais avec de la thune, ce qui permet à mon langage de rester pertinent. La seule différence c’est que tu découvres enfin ce que c’est de faire ton métier ; aujourd’hui j’ai un bureau, je change de pièce pour travailler et ça change tout.
Tu peux enfin écrire en paix, quand tu gagnes de l’argent tu deviens une écrivaine.  

 

Dans Pour un temps sois peu, vous interprétez au plateau un texte qui est le vôtre tandis que dans Jag et Johnny c’est Jessica Guilloud qui endosse votre récit. Que permet le fait de dire ses propres textes et quels changements s’opèrent lorsqu’on les laisse aux acteur·ices ? 

 

Ça change tout. Si on est en train d’avoir cette discussion aujourd’hui, c’est justement parce que je ne suis pas une autrice dont on a volé le texte, c’est parce que je l’ai mis en scène, parce que je l’ai joué. C’est un truc de contrôle sur ma parole, j’ai eu cette intuition et je me suis sauvée la vie en faisant ça. La version de Pour un temps sois peu interprétée sans moi par une autre actrice a existé, mais ce n’était qu’une histoire et pas une œuvre d’art. Pour qu’une œuvre d’art existe, il faut qu’il y ait un dialogue, qu’elle soit en mouvement. Je voulais que ce soit une charge contre la normativité, un spectacle qui dise « regardez comment vous nous traitez ». Pour Jag et Johnny il faut juste accepter de se mettre au service de l’actrice, accepter que tu as déjà une forme mais qu’elle ne peut pas éternellement être identique. 

 

Qu’est-ce qui permet à vos spectacles d’échapper à une forme de fétichisation du corps des personnes trans ou atteintes de maladies mentales, et dans le même temps d’éviter de donner dans le “porno-misère” ?

 

Ce n’est pas mon problème d’éviter ça. Je veux juste qu’on dise de moi que j’ai respecté mes sujets dans mes spectacles. Le reste ne me concerne pas, je n’évite pas du tout le misery porn, j’ai connu la misère et j’en parle. Tant que je fais bien mon taff et que politiquement je suis dans ma grille, c’est bon. Ensuite, c’est le narcissisme propre à chacun. Les bourgeois restent ce qu’ils sont, je ne peux rien y changer. On a tellement l’habitude que le théâtre soit fétichisant, qu’on s’étonne que le mien ne le soit pas.

 

Pour Portrait de Rita qui sera joué au Théâtre Ouvert, vous mettez en scène une histoire que vous n’avez pas directement vécue, au contraire des deux autres spectacles présentés. Comment trouver le juste regard à poser sur le parcours d’une femme de ménage noire émigrée du Cameroun lorsqu’on est une metteuse en scène trans blanche ?

 

Je n’écris pas à la place des gens et je ne crée pas de personnages. Je ne sais pas ce que c’est de vivre le racisme mais je connais assez bien les blancs et comme on dit : « le racisme c’est une affaire de blanc » ! En tant que trans je vois les mécanismes de la blanchité qui s’activent sur mon corps à moi. Donc pour Portrait de Rita je me suis dit : il faut raconter son histoire en se demandant ce que j’ai en commun avec cette femme noire : la fétichisation, la précarité, la séquestration qu’est la pauvreté. Je ne parle pas de racisme moi, toute la partie sur le racisme c’est le discours de Rita, c’est elle qui en parle. Le reste c’est ma charge à moi contre les blancs, et ça fait un texte qui est… tranquille.

 

Propos recueillis par Jules Adam-Mendras, avril 2025.