Entretien avec Lenio Kaklea – Les oiseaux

 

En 2022 vous opérez un tournant écologique dans votre travail. Y a-t-il eu un élément déclencheur ?


Lenio Kaklea : Αγρίμι (Fauve, 2023) et Les oiseaux arrivent après avoir mené un projet de quatre ans, Encyclopédie pratique (2019), qui interrogeait le contexte social et politique des gestes, et la manière dont les pratiques physiques et spirituelles nous permettent de se construire en tant qu’individu. Vient ensuite Age of Crime (2021), une pièce pour neuf danseuses et danseurs grecs où il était question de la construction de l’identité nationale, mais qui, à cause du Covid, n’a pas pu être présentée en France. J’étais toutefois assez contente des résultats de ces pièces-là et j’ai donc cherché à trouver de nouveaux enjeux. La question de notre relation au vivant est apparue comme une évidence, elle est même inévitable. Je pense que le choix de cette thématique est aussi venu de ma lecture du travail de Charles Stépanoff dont la pensée anthropologique et anticapitaliste m’a beaucoup inspirée. Pour finir, à ce moment-là, je commençais à être identifiée en tant qu’artiste féministe, ce qui m’allait très bien, mais je n’avais plus envie d’employer les outils du documentaire, du témoignage ou de l’autobiographie. J’ai eu besoin de prendre d’autres risques quant aux choix formels de mes pièces en développant une écriture nouvelle, post-dramatique. Le tout en restant féministe, évidement.

Le désir de faire une pièce à partir des oiseaux était-il déjà contenu dans la recherche de Αγρίμι qui s’intéresse à l’imaginaire des forêts ?


En réalité, je voulais commencer par Les oiseaux. J’ai été invitée en 2021 à répondre à la commande de l’Opéra d’Athènes de chorégraphier pour le ballet une pièce in situ pour le bâtiment créé par Renzo Piano. Il se trouve juste en face de la mer, avec un jardin où vivent beaucoup d’oiseaux. Pour la première fois, j’ai réalisé à quel point la figure de l’oiseau est présente dans le répertoire classique. On peut penser à la danse de l’oiseau bleu dans La belle au bois dormant par exemple. J’ai donc eu envie de proposer une forme contemporaine du sujet. Il s’agissait d’une toute petite danse de sept minutes avec deux danseuses et danseurs, qui m’a tout de suite donné envie d’aller plus loin. Or, les contraintes de production pesant énormément sur les compagnies, j’ai d’abord créé Αγρίμι, un format intermédiaire investissant aussi le répertoire, cette fois via la présence des forêts, comme dans Gisèle. La création vient de là, mais il faut savoir que j’ai aussi été bercé de références théâtrales grâce à ma famille. Les Oiseaux (414 av. J.-C.) d’Aristophane m’ont toujours beaucoup touchée par la pertinence du récit : deux humains désespérés par la guerre et la corruption cherchent à fonder une nouvelle société parmi, et avec les volatiles. C’était un bon point de départ pour écrire un récit ancré dans la situation écologique actuelle.

 

Le célèbre film du même nom, par Hitchcock, est aussi une référence pour vous ? 

 

Parmi toute sa filmographie, c’est peut-être celui que j’aime le plus ! Là où chez Aristophane les oiseaux sont un peu naïfs et se laissent convaincre par les humains, chez le réalisateur ils sont menaçants et cruels. Je me suis dit qu’il serait intéressant de penser une pièce depuis le point de vue de ces animaux. La danse, l’exploration du mouvement, me semblait être une matière propice pour renverser notre vision.

 

Comment s’est construite la recherche ? Quel vocabulaire chorégraphique permet justement cette bascule ?

 

Le sujet des oiseaux est immense, avec des portes d’entrée aussi multiples que l’extinction, le langage etc. En 2021, j’ai commencé par les observer et compris que même en étant en ville, on cohabite avec beaucoup plus d’espèces d’oiseaux qu’on ne le pense. Je ne suis pas ornithologue, mais apprendre à connaître les oiseaux a fait changer ma manière d’appréhender notre présence sur cette Terre. J’ai aussi été très impressionnée par les recherches du laboratoire de bioacoustique du CNRS, grâce, notamment, au dialogue que j’ai initié avec l’ex-directeur Thierry Aubin. Ce dernier étudie les langages des oiseaux et explique qu’ils n’ont pas seulement des signaux d’alerte, mais communiquent aussi leurs émotions. Certains ont des mots d’argot, ils sont en colère, contents, amoureux. Thierry Aubin nous a aussi donné accès aux enregistrements effectués dans des îles isolées, inaccessibles aux humains, où habitent d’énormes colonies de volatiles. Éric Yvelin, compositeur pour la pièce, pioche dans ces bandes qui font apparaître des paysages sonores totalement étrangers à nos oreilles. Pour ce qui est du geste, je m’intéresse à des manières hybrides, des éléments qui ne sont pas censés être composés ensemble, des motifs rythmiques complexes qui nous permettent de toucher à la sensation des oiseaux en vol. Cette étrangeté interroge : quel serait un corps semi-humain, semi-oiseau ? Déjà contenue dans le sujet, la notion de frontière, de migration, est ainsi devenue cruciale.

 

Lorsque l’on pense aux oiseaux, viennent en tête les images aériennes, des envols, une certaine sensibilité. Pour cette pièce vous mettez un point d’honneur à ne pas romantiser et idéaliser les oiseaux.

 

C’est en effet très important pour moi de ne pas entrer dans un récit utopiste. Par le biais de l’art, de la création, de l’observation, en investissant des corporalités différentes, on peut tenter de ne pas reproduire les représentations du passé, notamment sur ces animaux-là, et continuer d’interroger une réalité qui n’est pas toute rose. Thierry Aubin dit souvent que la plupart des espèces ont un vrai rejet de l’étranger. Prendre le point de vue des oiseaux, c’est donc aborder la négociation territoriale, le conflit, la confrontation. Aussi, on oublie souvent que certains chasseurs comme les buses, les éperviers, les chouettes vivent en grand nombre parmi nous. Leur prédation implique un système de surveillance des corps en mouvement qu’il m’intéresse d’amener au plateau par un drone, un objet de contrôle que les humains ont créé en s’inspirant des oiseaux ! En contraste, étant donné sa taille et son déplacement, cette machine nous invite à faire l’effort de se glisser dans la subjectivité de l’oiseau. Je crois qu’il y a aujourd’hui un grand travail à mener pour que l’humain s’intéresse à autre chose qu’à lui-même.

 

Propos recueillis par Léa Poiré, mars 2025.