Entretien avec Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami – Non-lieu
D’où vient votre intérêt pour le travail de la justice et plus singulièrement le cas de la mort de Rémi Fraisse ?
Olivier Coulon-Jablonka : Nous voulions travailler sur le mouvement des gilets jaunes et les suites judiciaires données aux affaires des mutilés, qui ont en partage une même dramaturgie. Mais le secret de l’instruction nous empêchait de privilégier la méthode documentaire qui caractérise notre travail. Ces questions nous ont occupés à un moment où les théâtres étaient fermés, durant la pandémie, et nous avons commencé à suivre des procès. On ne pouvait pas aller au théâtre, mais on pouvait aller au tribunal. Nous avions envie de travailler sur la justice.
Sima Khatami : À cette même période, la Cour de cassation a rendu un non-lieu définitif dans l’affaire de la mort de Rémi Fraisse. Tous les avocats que nous rencontrions alors nous parlaient de ce dossier. Nous avons découvert ces 10 000 pages, qui sont effectivement incroyables. Le théâtre arrivait après le travail de la justice et un autre espace était imaginable.
Comment vous emparez-vous du terme « non-lieu » ?
SK : Juridiquement, c’est quand il n’y a pas assez d’éléments dans un dossier d’instruction pour poursuivre quelqu’un. La procédure est alors abandonnée, ce qui veut dire que les différentes versions présentes dans le dossier ne seront jamais confrontées.
OCJ : Nous voulons travailler, en creux, sur la raison pour laquelle il n’y a pas eu de procès, faire l’autopsie d’un non-lieu. Notre travail n’est pas de trancher entre les versions qui n'ont pas pu s'exprimer, mais de les mettre en jeu publiquement. Pour cela, nous plongeons dans l’argumentaire du commandement hiérarchique et examinons non seulement les textes de loi qui sont convoqués, mais aussi les jeux rhétoriques utilisés, de façon à faire apparaître des schémas communs à d’autres affaires.
Comment avez-vous utilisé ce matériau brut pour écrire le spectacle ?
SK : Nous avons dû apprendre à nous orienter dans les 10 000 pages du dossier. Il a fallu comprendre sa rythmicité et sa structure générale. Puis nous avons sculpté le matériau comme on taille un bloc de marbre. Nous sommes passés à 2 000 puis 400 et enfin environ 90 pages. Pour arriver à une structure en deux parties : un segment qui va de l’instant de la mort de Rémi Fraisse, à la fin de la procédure, puis une partie où les gens sont convoqués dans une agora. Il n’y a pas eu de procès, mais nous fabriquons un tribunal fictif. Nous n’inventons pas les arguments, mais tissons à l’intérieur.
OCJ : Notre geste d’écriture est là, dans un certain effacement mais un grand souci d’exactitude et de précision. Nous voulions rester fidèles à la langue juridique tout en la rendant acceptable pour un plateau de théâtre. Quand nous écrivons, nous sommes un peu comme des enquêteurs. De la juxtaposition des différentes versions naît déjà de la fiction dans le dossier, il s'agit d'en révéler la logique.
Comment accueillez-vous ces germes de fiction dans votre travail ?
SK : Par le montage, qui fabrique du sens. C’est la logique du cinéma, où l’on fabrique du sens à partir d’un matériau. Ces archives dissimulent une forme de fiction. Il s'agit de démonter et de remonter le temps pour montrer la construction à l'œuvre dans le dossier. Certains pans de l’enquête durent des années et certains procès-verbaux ont pris dix heures, mais ne noircissent que quinze pages. Tout n’est donc pas retranscrit. Il nous faut travailler à l'intérieur de ces interstices. Et il y a aussi beaucoup de répétitions.
OCJ : Si on enlève ces répétitions, quelque chose se passe. Ces effets de masse masquent l’endroit de la contradiction. Il y a un effet de dilution des informations dans le dossier. Si nous avons tenu à respecter une certaine rythmicité de la procédure, nous cherchons aussi à les dévoiler.
Quel est ici pour vous le rôle du théâtre ?
SK : Nous aimerions qu'au théâtre cette histoire puisse être entendue, qu'elle soit enfin représentée. En tant qu'iranienne, je suis arrivée en France avec une grande foi dans la démocratie, mais force est de constater qu'après six ans de procédure, le résultat, c'est le recouvrement de cette affaire par d'autres moyens. Il ne s'agit pas d'apporter la vérité, mais de poser le problème de la vérité.
OCJ : Le théâtre vient ouvrir un espace démocratique, qui à mon sens est en train de se refermer. On peut y donner à entendre des voix qui ont été étouffées. Mais la démocratie, ça n'est pas le consensus. Notre travail n’est pas de faire en sorte que tout le monde – dans le public – tombe d’accord, mais plutôt d’acter et mettre en scène des visions et des idéologies différentes pour les faire dialoguer. En ce sens, le théâtre occupe une fonction politique. Mais il le fait avec ses moyens propres, qui sont ceux de l'esthétique. En accueillant des matériaux qui étaient exclus de son champ – comme des textes juridiques – pour les partager avec le public, pendant le temps de la représentation, il bouscule un peu les places qui étaient attribuées. Car en définitive, ce que la pièce fait apparaître, c'est que si nous voulons que les choses changent, il faut changer les lois.
Quel équilibre trouvez-vous entre narration et incarnation ?
SK : Sept comédiennes et comédiens incarnent une trentaine de personnes et cela aide à trouver une distance nécessaire. Par ailleurs, la nature juridique et argumentée du texte nécessite de ne pas être trop dans le jeu, pour bien comprendre les articulations du raisonnement. S’il y a trop de réalisme, si les comédiennes et les comédiens sont dans l’incarnation de l’idée que l’on se fait d’un gendarme ou d’un procureur, on ne les entend plus parce que la posture prend le dessus. Le jeu doit être distancié.
OCJ : Le théâtre joue avec la puissance du faux, l’idée du masque. Et là, dans cette histoire, il y a des masques. Tout le monde ne dit pas la vérité, puisqu'il y a des versions contradictoires. En définitive, que ce soit dans une œuvre de fiction ou de documentaire, la grande affaire du théâtre reste la recherche d'une vérité. C'est ce que nous essayons de faire à notre manière, en essayant de mettre un peu d'ordre dans le chaos du réel.
Propos recueillis par Vincent Théval, avril 2024.