Entretien avec Silvia Calderoni et Ilenia Caleo –
The present is not enough

 

Partons du tire, The present is not enough. À quoi fait-il référence ?  


Silvia Calderoni et Ilenia Caleo : Le titre est issu d'un chapitre de Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity (2009) de José Esteban Muñoz, texte que nous avons utilisé très librement. Muñoz se réfère à la politique queer nord-américaine et élabore une critique de l’assimilation et de la perte de la rupture révolutionnaire du mouvement queer. L'idée selon laquelle « le présent ne suffit pas », que nous avons reprise, quoique dans un autre contexte, renvoie à la nécessité de s'ouvrir et d'imaginer des futurs possibles. Notre travail est donc aussi un travail sur l'utopie, sur l'utopie des corps, thème que nous avions déjà exploré dans une précédente performance intitulée Kiss (2019). Mais cet avenir, d’un point de vue queer, n’est pas déjà là : c’est quelque chose que nous voyons à travers un « baluginio », un chatoiement, un scintillement. Cette idée de scintillement est une idée très forte que nous avons transformés de manière poétique. Il y a de nombreux scintillements dans l’œuvre. La matrice fondamentale de The present is not enough est donc celle d'une ouverture vers le futur, mais aussi d'une perspective révolutionnaire des subjectivités.

La scène de The present is not enough est entièrement occupée par des corps nus, allongés, dragueurs, mais aussi vulnérables...


C'est un travail sur le « cruising », sur la drague, donc sur la pratique de l'échange de sexe non tarifé dans la communauté gay, une pratique que nous ne connaissions évidemment pas directement en tant que lesbiennes, mais dont on nous a beaucoup parlé dans nos communautés... Nous nous sommes surtout intéressés à la dimension du plein air, du « dehors », du parking, de l'aire de repos, du parc, de l'arrière de quelque chose, qui sont des dimensions de l'espace qui, pour les personnes socialisées en tant que femmes, ne sont certainement pas associées au plaisir, mais plutôt à la peur du danger, de la violence, du viol. Ce contexte a été le point de départ de notre travail. Par la suite, nous nous sommes attachés à réfléchir à la disposition des corps, à leur chorégraphie, on a voulu imaginer comment tous ces corps se rapportent les uns aux autres. Et pour imaginer cela de manière concrète, nous sommes allés puiser dans des répertoires historiques, avec une collection de clichés des Piers de New York dans les années 70 et 80, des quartiers qui sont aujourd'hui très gentrifiés, notamment du fait de la présence de galeries d’art contemporain. Nous nous sommes appuyés sur ces archives pour imaginer des corps, des relations, des postures. Des images qui ont une forte intensité de présence, et qui ont été prises un instant avant l'arrivée du sida. Beaucoup de ces figures, de ces présences ont été emportées.

 

Comment avez -vous travaillé concrètement sur ces archives, que vous convoquez à travers des images et des sons ?

 

Nous avons approché cette dimension historique avec un regard absolument non analytique, non documentaire, non nostalgique. Le matériau étudié est multiforme. Nous avons choisi d'utiliser des extraits du journal audio de Wojnarowicz, donc il y a sa voix, mais il y a aussi une forme de réactivation corporelle de sa présence, par exemple, lorsque sur scène nous utilisons des pinceaux et peignons comme il le faisait sur les murs des entrepôts, sur des morceaux de verre brisés. Et puis, il y a certains clichés que Peter Hujar a faits en studio et que nous avons repris sur scène, avec des postures que nous appelions des « contorsions », des postures vraiment bizarres, où le regard vient de biais. Le début de la performance est un cliché de Hujar, avec une personne qui se suce l'orteil, très dérangeant tant par son geste que par son regard vers la caméra. D’autres photos de Hujar nous ont touché, notamment celles du fleuve Hudson. Ce sont des photos noires, sur lesquelles on peut apercevoir des ondulations. Dans la poétique, cela nous a semblé être quelque chose de très proche de ce que nous voulions toucher, parce que c’est une eau impure, sale, pleine de taches d’huile et de substances, et pourtant, elle réfléchit la lumière. 

 

Comment parvenez-vous à articuler ces matériaux du passé avec un présent qui ne suffit pas et le futur ?

 

La scène a une règle féroce et incontournable : nous sommes dans le présent, et cela nous oblige à retravailler et à transformer tous les matériaux, même s'ils proviennent du passé. Les corps sur scène sont nos corps dans le monde contemporain, avec toutes nos identités hybrides et métissées. Il y a là une lueur, car elle nous permet d’entrevoir une utopie dans laquelle la sexualité peut être vécue en plein air, sans contrôle. Voilà l'articulation entre un présent qui ne suffit pas et la volonté d'ouvrir des brèches vers l'avenir en regardant au passé comme à un futur possible.

 

Une dernière question sur le travail que vous faites sur le regard, qui est un regard réciproque entre les interprètes, mais aussi avec le public...

 

Le travail est parti de l'idée que regarder et être regardé appartiennent au même domaine, c'est un regard qui se laisse regarder, il est réciproque. Nous avons travaillé en dépouillant la posture de la drague de toute forme de romantisme ou de louange, pour éviter de reproduire un regard violent et pénétratif. Nous nous sommes également entraînés à faire en sorte que ce ne soient pas seulement les yeux qui regardent, mais tout le corps, comme s'il n'existait pas de hiérarchie corporelle où le visage domine. Cela est par la force des choses un peu inconfortable pour le public, mais les spectatrices et spectateurs doivent être libres de détourner le regard, car c'est un regard mobile et non insistant. Nous avons également travaillé sur le fait de « rester » sur un regard qui devient une attitude, une posture dans le monde, avec d’autres, en l'occurrence aussi le public. Cela toujours dans une optique d'exploration et d'ouverture vers de nouveaux potentiels relationnels, à la recherche de ces fameux « baluginii », dont la présence est centrale dans cette performance.

Propos recueillis par Véronica Noseda, mars 2025.