Entretien avec Tânia Carvalho - Tout n’est pas visible, tout n’est pas audible
Votre projet s’inscrit dans le cadre d’une commande conjointe de la Biennale de la Danse à Lyon et du Festival d’Automne à Paris à l’occasion du centenaire de la naissance de Pierre Boulez. Quelle est votre relation avec la musique contemporaine et avec la musique de Boulez en particulier ?
Tânia Carvalho : J’ai toujours nourri un intérêt pour la musique contemporaine, mais ma relation avec l’œuvre de Pierre Boulez était jusqu’à présent assez légère, davantage de l’ordre d’une écoute curieuse que d’un véritable engagement. Ce projet m’a offert l’occasion de plonger plus profondément dans son univers et de me confronter à la complexité et à la richesse de son langage musical. Son travail exige une écoute active, presque analytique, tandis qu’il ouvre dans le même temps des espaces fascinants pour le développement du mouvement. En découvrant plus en détail ses œuvres, j’ai été frappée par la manière dont elles peuvent entrer en résonnance avec les questionnements que je mène incessamment en danse : le rapport à la structure, à la transformation, à la tension entre rigueur et liberté.
Le rapport de Pierre Boulez à la danse était quant à lui quasi-inexistant : comment avez-vous envisagé le défi d’aborder son travail sous cet angle (peu de chorégraphes ayant osé le faire) ?
C’est un défi très stimulant ! La musique de Boulez ne laisse effectivement pas de place à l’évidence chorégraphique, au sens où elle ne se plie pas facilement aux codes du mouvement dansé. Elle requiert une écoute fine, presque architecturale, pour révéler une physicalité qui lui est propre. J’ai donc choisi d’aborder cette création en travaillant avant tout sur les notions et phénomènes de déconstruction et de recomposition, en écho à son langage musical. J’ai cherché à faire dialoguer le geste avec ses silences, ses ruptures, ses tensions internes, plutôt qu’en suivre simplement le flux sonore. Que le mouvement naisse d’un contraste ou d’une harmonie avec la musique, c’est toujours dans un rapport organique, jamais illustratif.
Dans la dynamique de la relation étroite qu’entretenait le compositeur avec la transmission, le Festival d’Automne à Paris et la Biennale de la danse à Lyon vous ont proposé d’engager votre création avec les étudiants en musique et en danse des Conservatoires de Lyon et Paris. Comment approchez-vous le potentiel d’une telle collaboration ? Quel est votre propre rapport à la transmission ?
Je vois cette collaboration comme une opportunité d’exploration et d’apprentissage mutuel. Travailler avec des étudiants procure une énergie particulière, une spontanéité de la jeunesse qui me semble essentielle pour aborder une œuvre aussi exigeante. En ce sens, mon approche reste ouverte : je souhaite laisser de l’espace à l’inattendu, pour observer en premier lieu comment les interprètes s’approprient ce langage et comment nos échanges peuvent influer sur la direction que prendra la pièce.
La transmission est une dimension essentielle de mon travail. Je la perçois non pas comme un passage unilatéral de savoir figé, mais comme un véritable échange, vivant, un dialogue où chacune et chacun, interprète comme chorégraphe, est en recherche. Ce qui m’intéresse, c’est de donner aux danseuses et aux danseurs des outils, des cadres d’exploration qui les conduisent à trouver leur propre engagement dans le mouvement, plutôt que d’imposer une manière de faire. Je vois la transmission comme un processus organique, protéiforme et dynamique, au sein duquel les influences circulent dans les deux sens.
La considération de la spatialisation du son, très importante chez Boulez, est ici transposée à l’idée de jouer en déambulation en contexte muséal. Comment imaginez-vous cette circulation des artistes et des publics au sein du Musée des Beaux-Arts de Lyon et du Musée d’Art Moderne de Paris, et la résonnance avec les œuvres de l’environnement ?
La déambulation dans un espace muséal transforme radicalement la perception du mouvement et du son. Contrairement à ce qui se joue sur une scène traditionnelle, dans une salle de spectacle où les spectatrices et les spectateurs sont fixes, le corps en mouvement des interprètes dialogue ici non seulement avec l’espace, mais aussi avec les œuvres et le public en déplacement. Je conçois cette déambulation comme une manière d’ouvrir de nouveaux chemins d’écoute et de regard, en créant des résonances et des réseaux spécifiques entre la gestuelle des danseurs et la spatialisation du son. Le musée devient alors une partition vivante où chaque spectatrice et chaque spectateur composent son propre parcours sensoriel, le dialogue avec les œuvres du musée ajoutant une autre strate de résonance. L’alchimie dépendra donc aussi des émotions, mouvements et comportements des visiteurs-spectateurs dans ce parcours et, de ce fait, je l’espère, me surprendra aussi... (sourire).
Sur quels extraits ou pièces de son répertoire vous appuyez-vous et quelles inflexions ont présidé à ce choix musical ?
Pour cette création chorégraphique, je travaille à partir d’une sélection d’œuvres de Pierre Boulez et d’autres compositeurs du 20e siècle, en choisissant parmi une liste préétablie. Mon choix s’est orienté vers des pièces offrant une diversité rythmique, timbrée et expressive.
Les œuvres de Boulez, comme Messagesquisses (1976-1977) pour violoncelle solo et six violoncelles, Anthèmes 1 (1991) et Domaines (1968) pour clarinette seule, ainsi que des pièces de Stravinsky et Berg, constituent la base de cette recherche, chacune apportant des qualités musicales distinctes - entre structures fragmentées, contrastes et dynamiques.
Votre travail implique généralement une dimension plastique et visuelle puissante : comment envisagez-vous ici l’esthétique de cette pièce ?
Mon travail chorégraphique accorde toujours une grande importance à la dimension visuelle et plastique, et cette pièce ne fera pas exception. Toutefois, dans ce contexte particulier, où la musique de Pierre Boulez occupe une place centrale, je réfléchis à une approche dans laquelle l’esthétique ne s’impose pas frontalement, mais se construit en résonance avec les œuvres musicales. Le temps de création étant relativement court, cela influencera nécessairement certains choix. Plutôt qu’un travail minutieux sur des détails visuels complexes, je souhaite que nous nous concentrions sur l’essence du mouvement et sur la manière dont il dialogue avec la musique.
Comment cette nouvelle création s’inscrit-elle dans votre propre vision des liens entre musique et danse ?
Dans mon travail chorégraphique, la musique occupe une place essentielle. J’explore sa relation avec la danse de différentes manières : parfois en collaborant avec des compositeurs pour créer des œuvres originales, parfois en composant moi-même la musique, et même en la jouant sur scène dans mes propres pièces. La musique est un élément puissant, capable de transformer complètement la perception du mouvement. Une même phrase chorégraphique peut être reçue de manière totalement différente selon l’accompagnement sonore. On pourrait dire que le mouvement influence également la perception de la musique, mais, pour moi, la musique « parle » souvent plus fort. C’est pourquoi j’aime être directement impliquée dans son processus de création, afin d’établir un dialogue profond entre les deux langages. Dans cette création, le processus est différent puisque je travaille avec des œuvres musicales préexistantes. Cela modifie mon approche : au lieu d’une interaction où musique et danse se construisent simultanément, ici, je dois entrer dans un univers sonore déjà établi et y inscrire le mouvement. Cette contrainte ouvre un autre type de recherche, où il s’agit de trouver une résonance, une friction ou un contrepoint entre la chorégraphie et ces partitions, tout en respectant leur structure et leur force propre.
Propos recueillis par Mélanie Drouère, mars 2025