Entretien avec Tarek Atoui et Noé Soulier – Organon

 

Quelle est la genèse d’Organon et comment le désir de travailler ensemble est-il apparu ?  


Tarek Atoui : J’ai rencontré Noé Soulier il y a une dizaine d’années et, depuis, nous suivons régulièrement nos créations et nos parcours. La collaboration pour le projet Organon est née grâce à l’invitation de Daniel Blanga Gubbay, directeur de Kunstenfestivaldesarts, connu pour sa capacité à construire des ponts entre les disciplines. Lorsqu’il nous a lancé l’invitation, il avait déjà travaillé avec chacun de nous dans des éditions précédentes du Festival qu’il dirige à Bruxelles et il savait que nous nous connaissions. Pour moi, cette proposition est arrivée à un moment où j’étais très intéressé à élargir le champ de mes collaborations en me rapprochant d’artistes issus des arts de la scène. J’ai immédiatement su que Noé Soulier était l’artiste idéal pour m’accompagner dans cette quête. 

Noé Soulier: Après avoir vu plusieurs performances et expositions de Tarek Atoui, j’ai eu l’idée de faire un projet scénique avec lui. Toutefois, nous nous sommes vite aperçus qu’une telle démarche ne pouvait pas fonctionner, puisque Tarek ne crée pas de musique pour la scène en tant qu’illustration ou accompagnement du mouvement. L’invitation de Daniel Blanga Gubbay nous a donc poussés à réfléchir à d’autres manières de mettre en commun nos œuvres existantes, en partant des dispositifs et des gestes déjà inventés pour les transformer à l’intérieur d’un espace hybride qui appartient à la fois à l’univers de la performance et à celui de l’installation. 

 

Qu’est-ce qui a inspiré votre choix du titre de la performance – Organon


NS : À travers ce titre, nous cherchions véritablement à mettre en lumière le sens étymologique du terme « organon » — soit « outil », « instrument » — c’est-à-dire, un élément qui permet d’accomplir une fin en dehors de lui-même, comme produire du son. Dans le travail de Tarek, on s’aperçoit que « l’organon » ne se limite pas à la production du son. Il a aussi un sens lié à la matérialité, à l’organique, où les dimensions kinesthésiques, tactiles et corporelles s’activent. Dans notre performance, ni la danse ni le son ne s’enferment exclusivement dans un mode de perception visuel ou sonore. Il s’agit ici d’une vrai codépendance entre ces pratiques ; toute hiérarchie est abolie.

TA : Pour moi, « l’organon » renvoie à une manière de comprendre ou d’aborder un instrument, ce qui correspond entièrement à notre démarche, qui vise l’exploration d’un objet sonore par des préceptes appartenant au corps et au mouvement tels que façonnés par l’écriture chorégraphique de Noé. L’exploration autre que strictement musicale du son, par le biais du corps, est au cœur de mon intérêt dans cette collaboration et le titre le reflète avec justesse. 

 

Pourriez-vous nous parler davantage des différentes installations mobilisées dans Organon ? Quels types d’interactions entre le corps et l’œuvre permettent-elles ? 

 

NS: Les différentes installations de Tarek présentes dans Organon permettent d’explorer différentes relations entre le corps, le mouvement, l’œuvre et le son. Certaines, comme des bassins avec des systèmes de goutte-à-goutte ou des percussions avec de petits moteurs, produisent du son de manière autonome. La relation qui se tisse avec elles est proche de celle que l’on pourrait avoir avec une musicienne ou un musicien présent physiquement : se synchroniser avec les rythmes qu’elles proposent, répondre à la manière dont elles occupent l’espace. D’autres fonctionnent comme des instruments activés par les mouvements des interprètes. Nous explorons ces gestes autant pour les sons qu’ils produisent que pour leur dimension visuelle et chorégraphique. Enfin, un dispositif permet de connecter deux interprètes à un circuit électrique qui produit du son en fonction de la surface et de la pression du contact entre les corps. Il permet ainsi de donner une dimension sonore à la relation tactile entre ces deux personnes. Ces trois modalités, l’installation comme protagoniste, comme instrument et comme relation, démultiplient les possibles chorégraphiques. Elles déjouent toute opposition binaire entre corps et objet, but et moyen, son et image.

TA : Les Soft Cells constituent quant à elles un instrument qui a vu le jour dans un projet intitulé Within, initié en 2012 afin d’explorer la manière dont la surdité peut changer la compréhension de la performance sonore. Les Soft Cells sont des carrés de tissus dotés d’une identité tactile particulière, étant sensibles au toucher et à la pression. En fonction de l’intensité du contact, lorsqu’on les touche, on entend une bande de données sonores issues d’enregistrements sonores effectués par des personnes sourdes et malentendantes. Les carrés peuvent être agencés de multiples façons et parviennent ainsi à créer une surface sur laquelle le mouvement se déploie de manière inattendue. Les Soft Cells répondent à ma tentative d’explorer la multiplicité des formes musicales et sonores qui pourraient émerger lorsque le son et le mouvement interagissent à l’intérieur d’une « boucle synergétique » où l’on ne sait plus si c’est le son qui induit le geste ou le geste qui induit le son. 

 

Que représente pour vous la présence à cette édition du Festival d’Automne ? 

 

NS : Le Festival d’Automne est marqué par une identité qui, historiquement, produit des rencontres entre les arts et des collaborations ayant marqué son évolution. Je pense notamment à Merce Cunningham, John Cage, Lucinda Childs, Philip Glass et tant d’autres artistes. On y retrouve un endroit de liberté différent de celui que l’on explore lorsqu’on est au cœur de sa pratique et de son système de production habituel. Pour Tarek et moi, participer ensemble à cette édition du Festival d’Automne nous donne l’occasion de partager avec le public cette espèce de joie que nous pouvons éprouver en montrant ce « greffon » mutuel, conséquence de la mise en commun de nos pratiques. 

TA : C’était au Festival d’Automne que j’envisageais ma présence dans le monde des arts performatifs en France, car le croisement des disciplines et les rencontres improbables entre différents artistes, que le festival privilégie, correspondent parfaitement à mes explorations artistiques. Je suis heureux que ma première participation au Festival me permette de présenter un autre aspect de ma pratique, aux côtés d’un chorégraphe comme Noé Soulier, à Paris, la ville où je vis et je travaille depuis plus de vingt ans, après toutes les expositions et concerts que j’ai pu montrer à travers le monde.

 

Propos recueillis par Béatrice Lapadat, mars 2025.