Entretien avec Volmir Cordeiro - Parterre

 

« Parterre » est un terme polysémique qui peut définir le sol, le jardin, une partie de la salle de spectacle, le public. Qu’est-ce qui vous a mené à travailler avec Parterre, ce qui peut aussi bien être un lieu, une situation, qu’un rapport ?


Volmir Cordeiro : En germe de mon désir, il y a cette question : jusqu’où l’art peut contribuer à mélanger les classes sociales ? J’ai une obsession pour les espaces, et pour les places que nous avons, ou que nous n’aurons jamais. Quand j’ai imaginé ce projet, j’ai pensé au théâtre en tant que lieu, tel qu'il est dans mon souvenir d'enfant, et au phénomène théâtral comme un espace intrinsèquement démocratique où on se rassemble, et duquel jaillit une intensité intellectuelle et émotionnelle. Alors, j’ai vu dans le parterre un potentiel pour régénérer cette dimension, au-delà de l'événement esthétique contemplatif. Ma proposition est de refaire parterre, comme une pratique, de rétablir la place des corps, des imaginaires, des contacts, avec toute la puissance du conflit, de l’érotisme que l’assemblée contient. C'est ce parterre, tel qu'il était constitué dans la hiérarchie théâtrale du 18e siècle, où les personnes parlaient, mangeaient, buvaient, se retrouvaient autour d'une expérience sociale. J’ai aussi un tropisme pour le comportement carnavalesque et la joie participative, qu’on active en abolissant la hiérarchie sociale, et qui a à voir avec une forme d’égalité spatiale puisque les corps se mélangent en un même lieu du débat, du tumulte. J’ai eu envie de rendre hommage aux turbulences mobilisées par les passions, qui se manifestent pour se libérer d'un pouvoir qui contrôle, contraint, limite. Le parterre a une force subversive. Sur une autre strate, j’imagine aussi le parterre comme un terreau où les artistes, à l’image des fleurs, éclosent et s’épanouissent : qu’est-ce qui advient lorsque l'artiste se sent comme poussé par la présence du public ? Comment habiter cette impulsion, la transformer, en jouer ?

Dans la continuité de votre recherche, vous élaborez à partir des gestes marginalisés intensifiés, des figures très expressives, excessives. Quel vocabulaire chorégraphique explorez-vous particulièrement pour cette création ?


Au tout départ, je posais la question de l’identité sociale du parterre et de l’identité sociale du carnaval : ces personnes qui se rejoignent à 5h du matin, entassées dans des rues, prises dans des bousculades. Forcément, cela génère une gestuelle de l’indiscipline. J’ai imaginé des allers-retours entre des situations carnavalesques et le parterre théâtral ou la danse contemporaine. Je souhaitais trouver un objet hybride artistique et social – entre des caractères aristocratiques ou bourgeoises, et d’autres condamnés à être figés comme existences mineures, oppressées, marginalisées. J’ai imaginé des gestes usuels qui pourraient devenir performatifs comme passer la serpillière, livrer des repas ou passer le chapeau après s’être donné en spectacle. Le carnaval remet en circulation nos désirs d’identification, oscillant entre identification et désidentification. Ce qui m’intéresse, c’est cette classe de gestes portés par les corps, capables d’émouvoir par des mouvements dont on ignore souvent la puissance. Je me tourne aussi vers les parties basses du corps – hanches, genoux, pieds – souvent associées à une dimension grossière. Ce sont les gestes des humbles, enracinés dans le sol, parfois écrasés, mais aussi ceux qui font vibrer la foule. Qu’est-ce qui nous permet de nous entre-animer ? Dans la masse où nos contours s’effacent, quel est cet élan d’enthousiasme qui nous fait éprouver notre corps autrement ?

 

Vous qui accordez une place importante aux costumes et aux masques, vous collaborez cette fois avec Rubén Pioline Aronian qui porte son attention sur le « rat-massage ». Ensemble, que construisez-vous ?

 

Je réalise des figures aussi ostentatoires que précaires dans leur matière à travers des assemblages textiles et des hybridations. Quand j’ai découvert le travail de Rubén avec le caoutchouc, la chambre à air ou la bâche – ces matériaux urbains, bruts, presque sordides – j’y ai vu une galerie de personnages à la fois clownesques et aristocratiques, rois et reines de la rue. Tous semblaient muets, mais dotés d’une immense puissance sémiotique. Ensemble, nous avons exploré un paradoxe : la prétendue noblesse des costumes face à l’apparente pauvreté du geste, une noblesse qui tient au volume, qui amplifie la présence dans l’espace tout en contraignant le mouvement. La danse contemporaine a peu à peu effacé le costume, cherchant à mettre à nu la beauté du geste et la pureté du corps, mais aussi, peut-être, pour fuir la complexité ou entraver le flux du mouvement. Pour moi, le costume est comme un muscle supplémentaire : il renforce le corps, l’enveloppe, lui ajoute une charge qui altère la perception de soi. Il impose une nouvelle physicalité, modifie l’équilibre, transforme le geste. C’est une expérience synesthésique, une sensation autant qu’un langage du mouvement. Le costume engendre un autre type de danse, nous ramenant au carnaval et à cette nécessité de s’extraire de soi, de se métamorphoser.

 

Comment avez-vous choisi les interprètes, quel groupe se constitue ? Et, avec le public, comment mettez-vous au travail concrètement votre préoccupation pour les liens sociaux ?

 

J’ai choisi ces quatre interprètes pour leur capacité à amener une énergie de contagion, à activer cet enthousiasme que je cherche. C’est ce que j’ai pu déjà travailler dans Rue (2015), Outrar (2021), Abri (2023) ou Ciel (2012), ce premier solo adressé, en dialogue constant avec le public. Pour moi, la boîte noire est provisoire, présente comme pour intensifier la solidité du quatrième mur afin que le percer puisse être encore plus jubilatoire. Avec Parterre, j’ai le désir de rendre plus concrète cette circulation d’énergie entre ces deux communautés formées par la scène et la salle. Ce moment partagé est comme un écart dans la marche de la société, capable de transformer notre manière de voir les autres, de faire commun. Je peux intensifier cette circulation en unifiant l’espace avec la lumière, en déplaçant les artistes comme les spectatrices et les spectateurs, et puis en cherchant, avec les interprètes, comment rendre puissant, comment faire en sorte que le public, dans cet élan, fasse ce qu’il a envie de faire. 

 

Propos recueillis par Mélanie Jouen, mars 2025