Entretien avec William Kentridge – Faustus in Africa !
Pourquoi avoir choisi de travailler sur Faust à l’époque, en 1995 ?
William Kentridge : En 1995, on était un an après les premières élections démocratiques en Afrique du Sud, faisant suite à la libération de Nelson Mandela – les élections qui ont porté celui-ci à la présidence. Avant les élections, il y avait eu ce processus continu de négociations entre l’ancien gouvernement nationaliste d’apartheid et le Congrès national africain (le parti de libération dirigé par Mandela). Et pour éviter la guerre civile, l’Afrique du Sud a choisi la paix plutôt que la justice. La paix signifiait qu’il n’y aurait pas de conflit entre le gouvernement des Afrikaners et le gouvernement qui allait lui succéder ou les mouvements de libération. Mais cela signifiait aussi qu’il n’y aurait aucun décompte de ce que les tenants de l’apartheid avaient fait. C’était donc une sorte de pacte avec le diable, et ce qui m’intéressait, c’était les conséquences à long terme de ce pacte, en termes éthiques. En 1995, Faust était donc une figure coloniale passant un contrat avec le diable, vendant son âme en échange de la satisfaction et du calme – c’était la situation politique de l’Afrique du Sud.
Pourquoi revisiter ce spectacle aujourd’hui ?
Ce qui est intéressant, c’est que d’un côté la pièce n’a pas changé : nous ne l’avons pas modernisée, le texte est resté le même, les marionnettes aussi – elles n’ont pas vieilli, contrairement à nous qui avons 30 ans de plus –, le scénario et l’animation sont identiques. Mais de l’autre côté, c’est le monde qui a changé. Alors que l’objet de la pièce est resté le même, c’est comme si le monde tout entier et notre regard avaient changé, à la manière de la rotation du soleil, et comme si nous regardions la pièce sous un angle nouveau. Des questions telles que la restitution des objets d’art africains ou le colonialisme, qui étaient déjà présentes dans la production originelle, prennent à présent une place de premier plan. La question de l’État qui vend son âme, de l’argent qu’il peut en retirer, est une question très contemporaine, même si elle était certainement déjà là dans les années 1990.
Comment s’était passée à l’époque votre collaboration avec le Handspring Puppet Company en tant que metteur en scène ? Avez-vous une méthode pour travailler sur un texte, construire le spectacle, et pour distribuer les rôles entre marionnettes, comédiennes et comédiens ?
C’est en 1994 que nous avons fait le choix du thème de Faust. Nous avons lu beaucoup de versions différentes du mythe depuis Christopher Marlowe – la version élisabéthaine classique –, mais nous nous sommes finalement décidés pour celle de Goethe, la première et la seconde partie, notamment parce que dans la seconde, Goethe aborde un grand nombre de sujets, dont le colonialisme, ce qui nous donnait un point d’entrée pour l’histoire et pour la production. Après, nous avons décidé que Faust serait une marionnette, de même que nous avons su assez vite que Méphisto serait interprété par un humain, et non par un pantin de bois sculpté. Cela raconte quelque chose de la manipulation de Faust par Méphistophélès, et de Méphistophélès en tant que marionnettiste – non pas que l’acteur actionne celle-ci, mais au sens où c’est Méphisto qui fait courir Faust, de plus en plus vite, pour chasser Hélène et Gretchen. C’est lui qui mène la danse.
Et comme toujours dans mon travail avec le Handspring, j’ai apporté des fragments de dessins d’animation qui parfois représentent les pensées des personnages, parfois le bon angle de vue de ce qu’on va voir sur scène, parfois seulement une scénographie fixant le décor de la scène… Et un mélange de choses qu’Adrian Kohler, qui réalise les marionnettes, avait envie de sculpter, comme la fanfare par exemple. Outre le défi que représentait le fait de réaliser une fanfare de marionnettes, l’idée venait aussi d’un voyage que j’avais fait avec Mandela en 1992 à l’occasion de sa première visite en Afrique de l’Ouest, sur laquelle je réalisais un documentaire. Dans chacune des villes où nous allions, il y avait toujours une vieille fanfare coloniale qui jouait pour l’accueillir : j’avais gardé en tête ces costumes en lambeaux, ces instruments abîmés, cette image de ces fanfares décrépites, qui étaient comme les vestiges des anciennes colonies françaises ou anglaises, et c’est devenu la Fanfare de l’Enfer de Méphisto.
Dans votre travail, il est fréquent que des dessins changent de destination, passant de la scène aux cimaises, de même qu’il arrive que l’on retrouve les mêmes dessins d’un spectacle à l’autre. Avez-vous intégré à cette nouvelle version des œuvres que vous avez réalisées depuis 1995 ?
La production de Faustus in Africa ! est intéressante parce qu’en y retravaillant 30 ans après, je me suis aperçu que beaucoup d’images qui se sont retrouvées ultérieurement dans mon travail, avaient leur origine dans ce spectacle : par exemple le disque rotatif que Faust utilise pour tirer sur ces cibles lorsque il est en safari, la cuiller qui s’enfonce dans la terre en nourrissant l’Empereur, ou encore la liste des morts, une idée que l’on a retrouvé plus tard dans d’autres spectacles – en l’occurrence, les noms de tous les Noirs assassinés, que l’on n’a jamais dénombrés, alors que les armées européennes enregistraient le nom de chaque soldat tombé au combat.
Vous dites de ce conte qu’il est « sans âge » : ne trouvez-vous pas que notre monde contemporain est particulièrement faustien ?
Selon moi, l’histoire de Faust n’est pas universelle – je ne crois pas que nous affirmions qu’il s’agit là de la condition humaine universelle – mais itérative. C’est-à-dire qu’elle se répète, et qu’il y a des époques où on a l’impression que c’est la « bonne » histoire, parce que des circonstances similaires réapparaissent de manière sporadique. C’est pourquoi, il nous arrive d’être particulièrement touchés par des œuvres vielles de plusieurs siècles… Mais il est vrai que ce monde d’aujourd’hui est très faustien. Il suffit de songer à Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, qui contrôle la planète… Quelle est l’âme qui a été vendue pour cela ?
Propos recueillis par David Sanson, février 2025