À plusieurs voix – Entretien avec François Chaignaud
Pour ce Portrait en forme de constellation, le chorégraphe François Chaignaud présente une série de pièces écrites en collaboration, où il met son corps à l’épreuve d’autres savoirs, d’autres rythmes, d’autres imaginaires. Au fil des rencontres se sont inventées des pièces comme autant de chocs esthétiques – avec l’artiste Théo Mercier, le danseur de butō Akaji Maro, la danseuse et artiste Cecilia Bengolea, le beatboxer Aymeric Hainaux, la claveciniste Marie-Pierre Brébant, l’artiste et musicienne Nina Laisné. À travers ce corpus protéiforme, affirmant la puissance du mineur et de l’hybridation, se dévoile un projet artistique plongeant aux racines d’une myriade de cultures, tout en affirmant l’égalité radicale du geste et du chant. Du parking souterrain aux grands plateaux, des pointes du ballet aux pas de danse baroque, des complaintes sud-américaines au plain-chant du Moyen Âge, François Chaignaud défait la trame des récits dominants, pour faire passer les accents d’une autre musique—céleste ou sauvage.
Ce Portrait est construit autour de la cosignature. Quelle est la place des collaborations dans l’évolution de votre travail ?
François Chaignaud : La collaboration est intrinsèque à la façon dont j’ai abordé la danse depuis l’enfance. Le geste naît d’une rencontre. La danse n’est pas seulement l’expression de soi, de l’intérieur vers l’extérieur, c’est aussi : comment laisser le monde entrer en nous ? Au fil de mon parcours, cela m’a rendu disponible aux rêves, aux visions, aux fantasmes des artistes qui croisaient mon chemin. J’ai pris conscience que si je me laissais traverser par l’idée d’un ou d’une autre, cela ne me dépossédait pas de ma capacité à créer. Et la variété de styles chorégraphiques qui apparaît est indissociable des artistes avec qui je cosigne ces pièces. Ainsi Nina Laisné m’a fait rencontrer des professeurs de jota ou de malambo, Marie-Pierre Brébant m’a fait découvrir les neumes (les premières notations musicales, utilisées du IXe au XIIe siècles, qui symbolisent des dynamiques et des gestes musicaux). L’expérience d’accueillir l’idée de quelqu’un d’autre engage un processus de transformation et d’incarnation qui correspond à l’idée que je me fais de la création.
Comment envisagez-vous ce Portrait, en tant que reflet de vos manières de créer ?
Dans ma pratique, une pièce ne chasse pas l’autre ; il y a plutôt une sédimentation : au fur et à mesure des collaborations, les versions de moi-même se feuillettent, s’accumulent. Depuis vingt ans, j’ai développé une fluidité pour passer rapidement d’une pièce à l’autre, d’un corps à l’autre, au gré des tournées. Mais le public n’a pas accès à cette versatilité. Là, toutes les pièces seront présentées à Paris. Ce Portrait rend visible la possibilité qu’ont nos corps de se transformer à l’infini. Il reflète ma foi en la danse, en ce qu’elle fait mentir les assignations que les sociétés font peser sur nos corps, ce qu’ils peuvent ou ne doivent pas faire. Par ailleurs, ce programme entièrement composé de pièces cosignées déjoue l’aspect un peu monumental que pourrait avoir cette place dans la programmation du Festival d’Automne. Plutôt que d’insister sur la subjectivité d’un seul artiste tout-puissant, il célèbre la perméabilité, la multiplicité, la collaboration et les gestes collectifs.
Vous maniez de nombreux styles chorégraphiques, issus de différents folklores ou cultures. Comment avez-vous progressivement fait l’apprentissage de ces nombreux styles ?
Me mettre en situation d’apprentissage est indissociable des processus de création. Étudier un nouveau geste, un style chorégraphique, une motricité spécifique suppose une pratique de la porosité et de la répétition. On envisage parfois la répétition comme quelque chose de routinier, d’abrutissant. Je le prends à l’inverse : en étudiant des gestes auprès d’autrui, en les répétant inlassablement, on s’extirpe de la version de soi à laquelle on croit être condamné, on se reformule, une multitude de corps possibles en chacun de nous se révèle. Je suis fasciné par la plasticité de nos corps, qui vient contredire la rigidité des assignations identitaires.
Vos créations jouent avec le temps, l’espace et les genres. Quelle est votre approche du spectaculaire ?
Le plateau ou la frontalité sont des conventions historiquement situées. Je n’approche pas la forme spectaculaire en me disant qu’il faut s’en débarrasser, mais en ayant conscience de l’historicité de cette convention, de ses mécanismes et des effets qu’elle produit. Nous présentons des pièces frontales – comme GOLD SHOWER (avec Akaji Maro), Romances inciertos, un autre Orlando et Último helecho, créées avec Nina Laisné – tandis que Mirlitons (avec Aymeric Hainaux), Symphonia harmoniæ cælestium revelationum (avec Marie-Pierre Brébant), Radio Vinci Park (Reloaded) (avec Théo Mercier) et Sylphides (avec Cecilia Bengolea) sont des pièces qui transforment explicitement certains paramètres de la convention théâtrale. Dans ce qui fait l’opération artistique, il y a bien sûr la manière dont les gestes sont sculptés, dont les sons sont polis… tout ce qui opère dans le secret du studio. Mais cela ne constitue que la moitié du travail. La manière dont la danse invite à être perçue par le public – l’autre coproducteur du geste – est extrêmement importante. Dans Mirlitons et Symphonia Harmoniæ, on retrouve une manière de « faire cercle », là où Sylphides a un aspect plus circulant, comme une déambulation dans les galeries du Grand Palais, avec deux niveaux, et la possibilité de créer différents points de vue.
La musique circule de manière transversale, comment le corps dansant et chantant
est-il intervenu et se redéploie-t-il au sein
de chaque projet ?
La musique est apparue dans ma pratique comme une réponse à la mélancolie inconsolable de réaliser que la danse avait une histoire très frêle, difficile à écrire – comme si, faute d’archives, elle se résumait à une poignée de grands hommes… À l’inverse, le rapport qu’entretient la musique à l’écrit depuis plus de mille ans en Europe donne accès à une multitude de sources, à un bruissement de voix. Même si l’histoire de la musique a elle aussi ses lacunes, la richesse des traces qui nous sont parvenues est incomparable avec celle de la danse ; la musique m’a permis de débuter un dialogue avec les fantômes des corps qui l’ont produite. C’est pour cette raison que j’ai d’abord abordé l’art vocal, en faisant le présupposé qu’un geste vocal et un geste physique étaient assez proches. Dans ce Portrait, Mirlitons est la seule pièce musicale pour laquelle aucune partition ne précède le travail : Aymeric Hainaux et moi sommes dans le jeu, dans la fabrication d’une matière sonore et physique, avec une grande liberté. Les partitions nous obligent davantage : quelle est leur relation avec le corps de celles et ceux qui les ont produites et jouées ? Comment nos corps d’aujourd’hui peuvent en être les véhicules ? Symphonia Harmoniæ est l’option la plus radicale, mais aussi la plus accueillante : nous suivons tout de Hildegard von Bingen – enfin de son manuscrit. Dans Romances inciertos ou Último helecho, nous explorons différents genres musicaux, mais ces musiques véhiculent aussi des mondes situés d’un point de vue historique et géographique. Je recherche un art total dans lequel un corps dansant, pris dans une expérience cinétique et kinesthésique peut héberger des sons, des chants qui offrent d’autres niveaux de compréhension et de perception, plus explicitement déchiffrables.
Propos recueillis par Gilles Amalvi, mars 2025