Entretien avec Lina Majdalanie et Rabih Mroué
Nés au Liban dans les années soixante, Lina Majdalanie et Rabih Mroué tracent depuis une trentaine d’années un sillon très particulier sur les scènes du Moyen-Orient, d’Europe, et du continent américain. L’édition 2024 du Festival d’Automne les met à l’honneur à travers un Portrait, offrant une traversée fascinante dans une œuvre singulière et protéiforme, comprenant deux nouvelles créations, dont un duo avec Anne Teresa De Keersmaeker, cinq « conférences non académiques » et la reprise de six spectacles emblématiques datant de 2002 à 2019.
Le duo a rapidement opté pour des formes de spectacles-performances, brouillant à dessein la frontière entre réalité et fiction. Dans un parti pris qui n’est pas sans évoquer la tradition orientale des veillées de conteurs, il y a toujours une histoire au cœur de chaque représentation. Histoires, récits, anecdotes, toujours inspirés de faits réels, généralement puisés dans le contexte de la société libanaise, traversée depuis des décennies par des crises politiques et des conflits armés, à la fois prisonnière d’archaïsmes sectaires et en proie aux problématiques existentielles les plus contemporaines. Légèreté et auto-dérision sont omniprésentes dans une confrontation impassible, organique, avec les faits et la disparité des opinions et comportements. Rien n’oriente explicitement la réflexion. Libre à nous d’y voir la vérité. Ou non.
Depuis 2013 vous résidez à Berlin mais le lien thématique avec le Liban demeure une récurrence dans vos spectacles.
RM : On ne fait pas table rase quand on change de pays. Grâce ou à cause des réseaux sociaux, il est facile d’entretenir une relation quasi permanente avec le Liban où nous nous rendons régulièrement. Il se trouve que nous avons décidé d’habiter à Berlin, dans un pays dont nous ne parlons pas la langue, où il ne nous est pas facile de nous immerger. Ainsi nous demeurons dans un entre deux qui a des avantages et des inconvénients. Nous ne sommes jamais vraiment là-bas, ni ici. C’est un facteur d’inquiétude, et l’inquiétude est bénéfique à notre travail.
Comment percevez-vous cette obsession pour le Liban et le Moyen-Orient ?
LM : C’est quelque chose dont on ne se débarrasse pas facilement ! C’est ce qui nous a procuré le plus de joie dans la vie, et le plus de mal aussi. Et c’est ce dont nous savons parler. Nous connaissons assez bien la situation pour savoir comment la questionner d’une manière que nous espérons alternative aux approches habituelles. Nous cherchons d’abord à nous questionner, à interroger nos certitudes, nos croyances, encore et encore. Et comme au Liban un certain public nous ressemble – de classe moyenne, laïc, de gauche – notre souhait est de nourrir le débat, de produire un théâtre agora, où les questions sont posées sans délivrer de leçons.
Comment en êtes-vous arrivés au choix de produire de la fiction qui utilise et détourne les codes du documentaire ?
LM : Je ne saurais en reconstituer les étapes mais je suppose que le fait d’avoir vécu la majeure partie de notre vie dans un pays où il est difficile de faire la part entre fiction et réalité, n’y est pas pour rien. Prenons par exemple le mythe du phénix qui renaît toujours de ses cendres et auquel de nombreux Libanais s’identifient. C’est une légende, mais à force de la répéter, nous avons fini par nous comporter selon ce schéma. Idem pour certains récits historiques interprétés de manière très biaisée, qui, à force d’y croire, prennent une forme de vérité. Il y a une sorte de promiscuité au Liban entre rumeurs, mensonges et vérité des faits. Dans notre travail, nous usons d’un procédé analogue : à la fois pour le déconstruire, le dénoncer, mais aussi parce qu’il nous faut prendre en compte cet état des croyances qui impacte très concrètement la vie quotidienne au Liban.RM : Il y a là la question de comment s’écrit l’histoire d’un événement, d’un pays ou d’une période. Il ne s’agit pas de dire que toute histoire est une narration fictive, ni de récuser tous les récits, mais juste d’être conscient de son procédé de fabrication. Cela permet de les appréhender d’une autre façon, de ne pas refuser la narration des autres. Même si clairement nous avons affaire à une fiction ou à de la fabrication, on doit se demander ce qu’il y a derrière cela, ce que cela raconte. C’est pourquoi pour nous il est très dangereux de placer les spectateurs dans des situations de binarité, telles celle de la fiction et de la réalité. Cela n’est pas important, tout est réel, tout est correct, mais tout est fiction, et ce n’est pas grave. L’important c’est ce qu’il y a derrière cela, l’idéologie ou la propagande enfouies.LM : Comment écrire l’histoire du pays ? Les livres d’histoire scolaires contournent la difficulté, mais à force d’éviter les polémiques ils sont d’une totale inanité. Il y a par ailleurs beaucoup d’historiens libanais qui ont écrit des livres sur le Liban avec des points de vue idéologiques complètement différents. Il y a chez chacun quelque chose de vrai et quelque chose de faux, selon l’opinion du lecteur. On pourrait dire la même chose à propos de la Révolution française : quels documents, événements, acteurs choisit-on de mettre en avant ou de laisser dans l’ombre ? Au Liban c’est très clair, chaque parti, laïc ou religieux, va écrire sa propre histoire et le dilemme est très présent : quelle histoire raconter ? Nous cherchons à déconstruire des discours existants plutôt qu’à pointer une vérité ou l’impossibilité de l’établir.
Comment vivez-vous la situation actuelle au Moyen-Orient et plus généralement dans le monde ?
LM : Il y a un malaise qui croît depuis quelques années à voir l’extrême droite proliférer dans tant de pays. Cela vient s’ajouter aux échecs des printemps arabes, à l’impasse de nombreux mouvements de résistance, aux guerres au Soudan, en Ukraine… Le monde ne va pas bien, c’est clair. Mais soudainement resurgit le conflit israélo-palestinien, et là, nous nous retrouvons dans une situation très étrange où nous sommes mal considérés partout. Au Liban, il nous est reproché une certaine « tiédeur » à propos de la cause palestinienne, à cause de notre critique acerbe des courants et régimes religieux et/ou dictatoriaux, mais aussi de la manipulation généralisée de la cause palestinienne. Alors qu’en Occident il nous est reproché de nous inquiéter de la vie et des droits des Palestiniens. Peut-être est-ce là un signe que nous nous trouvons dans un juste milieu ? Il y a une tendance très répandue actuellement à une vision binaire de ce conflit : il y a les bons et les méchants. Il paraît difficile d’apporter de la nuance, d’avancer qu’il y a des choses à revoir des deux côtés, qu’il y a une possibilité de vivre ensemble, sans que l’on ne soit considéré comme des traitres chez les uns, ou comme les pires extrémistes, pro-islamistes et terroristes chez les autres. C’est comme si l’on était en train de nous dire que la vie, la sécurité et le bien-être des uns ne peuvent s’établir qu’aux dépens des autres, qui peuvent alors – voire doivent – périr. Il y a là quelque chose de fou, d’inacceptable : l’impossibilité de la discussion, l’abolition du débat.RM : J’aimerais aussi souligner un phénomène : la tendance à considérer que l’histoire commence à un moment précis, par exemple le 7 octobre 2023, ou le 11 septembre 2001. Comme s’il ne s’était rien passé avant ! Les discours politiques et les analyses sont souvent élaborés en réaction immédiate, sans mise en perspective, de sorte que cela crée un affrontement superficiel et violent où l’on guette le premier qui va commettre la gaffe et être frappé d’opprobre.LM : Ces visions réductrices que l’on cherche à instaurer à propos de tant de sujets sont effarantes, elles sont entretenues même par des gouvernements dits de centre gauche ou de centre droit, qui se comportent comme l’extrême droite ou les régimes communistes du temps de Staline ou de la Stasi. Notre travail cherche précisément à déconstruire ce type de manipulation.
Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna, mars 2024