Faire apparaître les spectres – Entretien avec Bouchra Khalili

 

Depuis le milieu des années 2000, Bouchra Khalili propose, avec acuité et exigence, des œuvres conçues comme des hypothèses visuelles et discursives, qui rendent compte des enjeux contemporains de l’art et du monde. Avec le film et l’installation vidéo comme médias privilégiés pour transmettre la parole de ceux et celles que l’on n’entend pas et des récits oubliés qu’elle met au jour, sa pratique s’attache à déjouer les géographies, les narrations et les histoires officielles afin de redonner de l’épaisseur et de la justesse au réel et à ses protagonistes. Pour son premier projet d’envergure à Paris depuis son exposition Blackboard au Jeu de Paume en 2018, Bouchra Khalili investit trois théâtres avec ses installations vidéos, ses films 16mm et ses œuvres textiles. Les questions de la représentation, de la parole publique, du collectif et du montage y sont centrales.

 

 

Vos œuvres résultent de recherches approfondies, d’écriture au long cours et de rencontres. Comment envisagez-vous votre pratique d’artiste ? Comme celle d’une chercheuse, d’une porte-parole, d’une archiviste, d’une « monteuse » ? Ou tout à fait autre chose ?


Bouchra Khalili : Je ne me considère ni comme chercheuse, ni comme archiviste, et certainement pas comme porte-parole. Si je prends ce temps long, c’est avant tout parce que je suis arrivée à l’art avec plusieurs projets qui existaient déjà sous forme d’idées, portées par des histoires que je connaissais, dont celles déployées dans mon projet pour le Festival d’Automne cette année. Plus concrètement, prendre le temps me permet aussi de « faire mes devoirs », mais je n’appellerais pas cela de la recherche, car celle-ci implique une méthodologie rigoureuse. Au mieux, je pourrais dire que j’ai une méthode, mais une méthode qui est davantage une question que je me pose à moi-même qu’une boîte à outils. Comment suivre les traces de ce qui a été effacé ? Et, ce faisant, comment rendre présentes leurs absences en montrant cette absence elle-même ? C’est pour cela que je m’intéresse uniquement à ce qui n’a pas été archivé, à ce qui a été peu raconté. L’archive, bien que je comprenne son intérêt pour la recherche, n’a que peu d’intérêt pour l’artiste que je suis. C’est l’absence, sa puissance de hantise, qui me guide et qui oriente ma démarche. Quant à être porte-parole, c’est l’inverse même de ce que je souhaite faire. Je ne donne pas la parole. Au mieux, j’essaie de créer les conditions et les dispositifs qui rendent possible la prise de cette parole par les premiers et premières concernées. Quant à « monteuse », peut-être. Monter une œuvre en vidéo ou en film 16mm reste pour moi le geste central, un geste qui commence bien avant le montage. En réalité, il commence dès la préparation : tout est pensé pour ce moment où ces fragments épars commenceront à se parler et où un récit pourra émerger.

 

Les tracés, les constellations, les opérations de couture et de montage sont au cœur de votre vocabulaire artistique.
Quel sens l’articulation de différents éléments ensemble revêt-il pour vous ?


C’est spontanément ma manière de réfléchir et, ce faisant, de créer des récits, des images, des sons : établir des liens entre ce qui, à première vue, ne semble pas en avoir. Pour le dire autrement, je vois une chose, j’en vois une autre, et je perçois un lien. Je trace alors ce lien et je regarde ce qui se passe : qu’est-ce qui commence à se raconter ? La figure grandit ainsi. C’est aussi propre au travail du montage : fabriquer du lien entre des fragments. Ces fragments ne sont pas isolés. Ils sont en interaction, et c’est là que la narration prend forme.

 

Astérismes (Fig. 1 à 3) se déploie en trois moments, à la fois en termes d’inscription – chaque volet est présenté dans un théâtre – et de sujet – les activités de la troupe de théâtre Al Assifa au cœur des différentes œuvres. Que représente le théâtre pour vous ? 

 

Le théâtre et la photographie ont été mes premiers pas dans la création artistique. J’ai commencé à prendre des photographies et à les tirer à l’âge de 16 ans. Comme beaucoup, j’ai eu une passion pour la chambre noire et ce moment magique où le tirage passe dans le révélateur et où les spectres commencent à apparaître. J’ai aussi été performeuse pour un jeune metteur en scène, qui m’avait choisie davantage que je ne l’avais choisi moi-même. Performer n’était pas ce que je préférais dans cette expérience. C’est surtout le travail collectif qui m’intéressait, en particulier « les coulisses du jeu » : la préparation, la mise en scène. Mais paradoxalement, ce que je crois savoir du théâtre, je l’ai appris à travers des films qui ont refusé les facilités du « théâtre filmé » et ont été inspirés par les avant-gardes théâtrales : les films de Glauber Rocha, Rainer Werner Fassbinder, les grands classiques japonais – Akira Kurosawa, Kenji Mizoguchi – et l’influence de la tradition immense du théâtre classique japonais, ou encore Ahmed Bouanani au Maroc, qui a puisé dans la performance du conteur pour produire ses images. Je dirais donc que le théâtre et, en particulier, « ce qu’il peut faire » aux images en mouvement, m’intéresse particulièrement.

 

Le troisième volet du projet présente deux installations vidéos réalisées au Maroc en 2024-2025 (The Public Storyteller ; The Public Writer). Liées à vos recherches sur le Mouvement des Travailleurs Arabes 1, elles semblent néanmoins amorcer d’autres pistes de réflexion. 

 

En réalité, ce sont de très vieux projets, si anciens que leurs titres étaient déjà présents dans des projets antérieurs. D’ailleurs, ma toute première exposition personnelle en France en 2008 s’intitulait Storytellers. L’écrivain public est au cœur de la dernière partie de Foreign Office (2015), et c’est également le titre donné en anglais à une série de sérigraphies produites en 2019, qui fait partie du projet The Magic Lantern (2019-2022). L’écrivain public est une figure qui me passionne depuis longtemps. D’autant plus que c’est une fonction que j’ai exercée très jeune, à titre bénévole, pendant quelques années à Paris pour des voisins maghrébins qui ne savaient ni lire ni écrire le français.

 Je cherche aussi à percer le mystère de la raison pour laquelle de nombreux écrivains maghrébins, après les Indépendances, se sont définis comme « écrivains publics » : Kateb Yacine, Abdelkébir Khatibi. Au Maroc, les écrivains publics sont encore présents, mais pour combien de temps ? Là encore, je retourne aux racines de cette poésie étrange, qui fait de ces anonymes les scribes de nos mémoires collectives.

 

Propos recueillis par Clément Dirié, avril 2025

 


1 Le Mouvement des Travailleurs Arabes, fondé par des travailleurs maghrébins, a été particulièrement engagé dans la lutte contre le racisme et pour les droits des travailleurs immigrés entre 1973 et 1978. Les troupes de théâtre Al Assifa et Al Halaka, formées de membres du MTA, en sont les émanations théâtrales. En 2019, Bouchra Khalili a publié The Tempest Society (Book Works) qui revient sur l’expérience théâtrale d’Al Assifa, dont son œuvre The Tempest Society (2017) raconte en partie la genèse.