Faire surgir l’imprévu – Entretien avec Benjamin Seroussi

 

Depuis 2022, la Carte Blanche du Festival d’Automne invite des artistes ou des collectifs à imaginer une programmation au cœur du Festival, conçue comme un espace de dialogue et d’échanges entre les pratiques. Après Les Chichas de la pensée, Alice Diop et Dream City, l’édition 2025 accueille le centre d’art brésilien Casa do Povo. Pendant trois semaines, l’équipe de São Paulo investit la Maison des Métallos dans le 11e arrondissement de Paris. Tour à tour école, théâtre, lieu de débat et de refuge, la Casa incarne une institution en mouvement, fondée sur les communs. C’est cette manière de faire, à la fois politique et collective, que cette Carte Blanche donne à vivre.

 

 

Vous dirigez la Casa do Povo, un centre d’art très singulier implanté dans le quartier de Bom Retiro à Sao Paulo. Quelle est son histoire ?


Benjamin Seroussi : Lorsque j’ai connu le lieu en 2012, il était en complète déshérence. C’était très émouvant de voir cet endroit immense – près de 4 000 m² répartis sur plusieurs étages et de grands plateaux ouverts – sur le point de fermer. N’y restait plus qu’une chorale de femmes de 80 ans qui répétait seule, tous les lundis soir, Le Chant des partisans en yiddish, dans un quartier devenu coréen, bolivien, péruvien. La création du lieu remonte à l’après-guerre, dans le prolongement du front antifasciste impulsé en 1937. À cette époque, une conférence à Paris appelle les juifs de gauche du monde entier à créer des associations culturelles antifascistes. Dans le quartier de Bom Retiro apparaissent alors des chorales, journaux, centres culturels et bibliothèques. La Casa do Povo est née de la rencontre inattendue entre deux causes différentes : la réunion de ces associations juives antifascistes du quartier dans un même centre culturel où elles pourraient se réinventer ; la création d’un lieu dédié au souvenir des morts de la Shoah. Cette double cause crée ce qui s’apparente à un monument vivant : un lieu vide où se souvenir des morts, c’est prendre soin des vivants. Un lieu où il n’y a rien à voir mais tout à faire. Au fil de son histoire, la Casa do Povo a réuni une école constructiviste, une bibliothèque, une chorale yiddish, le journal Notre Voix et des groupes de théâtre engagés politiquement. En 1960, un théâtre y est d’ailleurs créé au sous-sol. Le lieu a évolué au fil des crises et des soubresauts politiques internationaux et brésiliens, dont la dictature militaire : la Casa do Povo traverse les années 1960 et 1970 comme un haut lieu de résistance et de contre-culture. Au sortir de la dictature, le lieu perd de sa pertinence mais redevient pleinement utile à partir de 2013, dans le bouillonnement des nouveaux mouvements sociaux autonomes. Parler de la Casa do Povo, c’est évoquer ce contexte brésilien et l’histoire d’un groupe migratoire spécifique mais pas seulement : c’est un lieu juif ouvert à l’altérité radicale, aux communautés et mouvements migratoires, minoritaires ou minorisés, noirs, indigènes, latinos ou LGBTQIAPN+. C’est dire « plus jamais ça » pour les juifs, mais aujourd’hui aussi pour les palestiniens. C’est un lieu de mémoire généreux, qui n’a pas peur de se perdre dans l’autre. 

 

Comment s’y articulent les différentes activités ? 


Le projet artistique que nous avons développé collectivement depuis 2012 consiste à maintenir un lieu assez poreux, où l’on esquive les catégorisations traditionnelles : on ne se pose pas la question de savoir ce qui est culturel, artistique ou social, amateur ou professionnel. Nous préférons penser un lieu dont le programme est dicté par des valeurs, une histoire, des urgences et non par une grille de programmation. Qu’est-ce qu’un art engagé, populaire et expérimental aujourd’hui ? Comment notre histoire nous invite à penser ces formes-là et adapter le lieu ? Pour répondre à cela, nous avons conçu plusieurs façons de travailler, entre ce que nous impulsons, ce que nous accueillons et ce que nous écoutons. D’abord, nous invitons des artistes pour des projets que nous commissionnons ; nous menons aussi des actions pédagogiques et publions un magazine. Ensuite, nous accueillons une vingtaine de groupes qui ont la clé du lieu et en partagent la gestion et la programmation. C’est rare d’avoir la clé d’un lieu et cela a bien évidemment un sens politique. Ce sont des associations de quartier, la chorale yiddish bien sûr, une chorale coréenne, une coopérative bolivienne de mode, des activistes, une académie de boxe populaire, une clinique de psychanalyse, des groupes de danse, de théâtre ou d’art visuel. Enfin, il y a un troisième volet, qui relève de l’écoute active : quels sont les besoins du quartier et des usagers et comment pouvons-nous y répondre à partir de ce que nous sommes ? Cela crée des frictions et des tensions, ce que nous appelons l’articulation communautaire.

 

À l’invitation du Festival d’Automne, vous allez investir la Maison des Métallos à Paris. 
Comment délocaliser ce mode de fonctionnement si particulier ? 

 

En tant que lieu diasporique, nous devons pouvoir voyager. Que reste-t-il d’un centre d’art lorsqu’on lui retire son espace ou sa programmation ? Dans notre cas, je pense qu’il reste des façons de faire, reliées à des valeurs. C’est cela que nous voulons amener. Nous pensons aussi que la meilleure façon de faire voyager la maison du peuple, c’est de faire voyager le peuple de la maison, les groupes qui nous accompagnent. Une douzaine de projets vont donc se déployer à la Maison des Métallos : initiatives propres (le film de Yael Bartana ou la pièce de MEXA, que nous avons commissionnés) ou groupes résidents, comme l’académie de boxe – l’un des lieux importants de la Casa do Povo – ou le Parquinho Gráfico qui travaille autour du design graphique et compte parmi les groupes qui ont la clé. Nous créerons également un espace d’accueil pour les parents et enfants, développé par Graziela Kunsch, une artiste proche de la Casa do Povo. En plus de ce « sol commun », nous jouons sur la figure de l’hôte et la polysémie du mot en français : le Festival d’Automne a demandé à la Maison des Métallos de nous donner la clé, nous la prenons et la remettons au Festival qui, pour la première fois, aura un siège temporaire. C’est notre façon de faire communauté et d’habiter un lieu dont l’histoire dialogue avec la nôtre.

 

Qui va former cette communauté ? 

 

Les groupes qui vont implanter leurs activités à la Maison des Métallos le feront en collaboration avec des acteurs du territoire francilien : clubs de boxe, ateliers graphiques, acteurs de la petite enfance, etc. L’enjeu est d’arriver à avoir un ancrage local, mais aussi de provoquer des déplacements, des malentendus, des gestes inattendus. C’est le rôle de l’art, de parfois créer de l’ambiguïté. Nous travaillons comme cela à la Casa do Povo : on décentralise les décisions sans perdre la cohérence. Il est important que chaque groupe travaille en toute indépendance, active ses publics et ses communautés : l’œuvre de Yael Bartana peut attirer le public de l’art contemporain ; la boxe, faire venir des gens du sport antifasciste ; un lieu d’accueil pour les parents du quartier avec leurs enfants. Ces communautés créent finalement un public. Cela rend possible des rencontres improbables qui seront, nous l’espérons, à la base de ce lieu de vie.

 

C’est un lieu qui est donc ouvert à l’imprévu ?


Nous créons un cadre, un lieu dont on ne veut pas limiter le potentiel. Pour nous, c’est important que l’imprévu puisse surgir. Nous voulons pouvoir accueillir le monde sans l’engloutir, être un lieu flexible sans être précaire, poreux sans être dilué, ouvert tout en étant cohérent. Mais souvent, les gestes viennent avant les mots. Nous pourrons donc vérifier après cette Carte Blanche si de nouveaux mots ont surgi pour évoquer ces gestes qu’on espère réaliser à Paris, en gardant en tête cette phrase de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector : « Se perdre est aussi un chemin possible ».

 

 

Propos recueillis par Vincent Théval, mars 2025