Habiter l’écoute – Entretien avec JACK Quartet
Le Festival d’Automne reçoit pour la première fois un ensemble parmi les plus charismatiques de la création musicale : le JACK Quartet, constitué des violonistes Christopher Otto et Austin Wulliman, de l’altiste John Pickford Richards et du violoncelliste Jay Campbell. Fondé il y a vingt ans à New York, où il est en résidence à la Mannes School of Music, ce quatuor à cordes ouvre avec enthousiasme et rigueur un large éventail stylistique d’artistes établis ou émergents. Interprète des maîtres de la modernité du siècle dernier, mais aussi pionnier, il collabore étroitement avec les compositrices et les compositeurs dont il interprète les œuvres, transmettant au mieux leurs techniques, leurs langages et les émotions qu’elles éveillent. La musique y dialogue volontiers avec la performance, l’installation, le geste théâtral ou chorégraphique et la vidéo. Ainsi, sur scène ou dans des lieux d’exposition, chacun des concerts devient une expérience, impliquant de nouvelles pratiques, élargit l’horizon des arts et entend stimuler et transformer l’esprit, ainsi que nos modalités d’écoute.
Comment avez-vous conçu ce Portrait en trois concerts ?
JACK Quartet : Ce Portrait propose trois expériences immersives. Energy Archive 2 d’Ellen Fullman propose une expérience immersive totale. Son instrument est composé de longues cordes tendues dans l’espace, dont les vibrations, d’une pureté et d’une intensité exceptionnelles, envahissent littéralement votre corps. La méditation repose sur une énergie inhérente au son, que l’on amplifie et avec laquelle on entre en interaction. Nous collaborons également avec Natacha Diels pour entrer dans l’esprit de la toile. Beautiful Trouble est une œuvre d’art post-internet, avec des éléments vidéos et électroniques. Nous chantons, nous gesticulons, nous dansons, nous jouons de nos instruments habituels – mais aussi d’un banjo, de cloches ou de vents en PVC. Par l’imprégnation et l’intensité de la stimulation, chacun se rend compte peu à peu de la profondeur et de la conception de la culture qui s’y expriment. Quant à In iij Noct. de Georg Friedrich Haas, l’immersion tient au fait de vivre la musique dans l’obscurité absolue. La perception de l’espace vous abandonne alors, et la musique dans la salle vous enveloppe. Dans ce voyage à travers l’histoire de la musique européenne, toutes les frictions existent au sein de la psyché. C’est une expérience beaucoup plus intime.
Comment abordez-vous les questions de langage ?
Si la musique est un langage, alors il existe huit milliards de façons de s’exprimer sur la planète. Ce qui nous a toujours attiré dans nos collaborations, c’est d’apprendre à échanger dans un mode unique et de partager une nouvelle forme d’expression. Socialement, nous devons chercher de nouvelles manières d’écouter. S’il y a un but à cette exploration, à cette curiosité, à ce désir de créer de nouveaux langages, c’est bien d’élargir notre conscience par l’écoute. Se concentrer sur un sens, c’est déjà penser autrement. Écouter en profondeur, c’est ouvrir un autre rapport au monde.
Qu’est-ce qui caractérise les collaborations qui constituent ce Portrait ?
Ce qui compte avant tout, c’est que nous donnons corps à des voix, et que nous nous mettons au service du désir des compositeurs. La plupart des gens n’ont pas entendu l’ensemble de notre répertoire. Certains nous associent à Helmut Lachenmann, d’autres à une musique méditative et lente, d’autres encore au minimalisme étatsunien. Nous aimons porter toutes ces identités – car nous savons être tout cela à la fois. Nous avons découvert la musique de Georg Friedrich Haas bien avant de commencer à collaborer tous les quatre. En 2016, nous avons créé son Quatuor à cordes n°9 ; aujourd’hui, nous revenons à une œuvre plus ancienne, In iij. Noct., qui ouvre un tout autre espace d’écoute. C’est dans un autre contexte que nous avons rencontré Natacha Diels, alors étudiante à Columbia. Elle a composé pour nous Nightmare for JACK (a ballet), une pièce courte désormais intégrée à Beautiful Trouble. Nous avons réalisé un certain nombre de vidéos pendant la pandémie, mais nous n’avions aucun moyen de les partager.
Avec Ellen Fullman, notre collaboration s’est construite autour d’un langage commun : l’intonation juste et les sons harmoniques. Son Long String Instrument, et le lieu dans lequel il est déployé — ici, la rotonde de la Bourse de Commerce — influencent profondément notre manière d’écouter et de créer ensemble. Le son devient un champ mouvant d’interférences, où certains gestes prennent des allures de chants.
Que recherchez-vous dans l’extension visuelle des trois œuvres ?
Sur le plan conceptuel, le quatuor à cordes, dans sa forme traditionnelle, peut sembler refermé sur lui-même – un système autonome, presque insulaire. Observer un quatuor, c’est souvent assister à une conversation intime entre musiciens parlant une langue qui leur est propre. Dans chacune de ces œuvres, nous reprenons cette forme de dialogue familière, mais comme si, chez les compositeurs, l’écriture musicale était aussi pensée à travers le regard – comme une manière de faire voir autant que d’entendre. Dans Beautiful Trouble de Natacha Diels, il se passe des choses complètement inattendues pour un contexte de musique de chambre — des actions que nous n’aurions jamais imaginé pouvoir réaliser. On joue à pierre-feuille-ciseaux, en rythme, mais chacun dans un mètre différent, pendant que notre violoncelliste, Jay Campbell, joue du banjo. Notre rythme dépend de celui d’Ellen. Nous ne la regardons pas — nous ressentons ses mouvements, nous les habitons. Chez Georg Friedrich Haas, c’est l’écoute qui est au cœur de tout, mais aussi la sensibilité et l’orientation dans laquelle nous sommes. Dans In iij Noct., nous jouons éloignés les uns des autres, sans nous voir. Nous devons capter les moindres indices de cette forme ouverte, qui peuvent changer de sens à tout instant. Cela exige de rester totalement réceptifs à ce que les autres proposent — prêts à suivre, à répondre, à se laisser surprendre.
Propos d’Austin Wulliman et John Pickford Richards recueillis et
traduits par Laurent Feneyrou, mars 2025