Luc Bondy Phèdre

[Théâtre]

Phèdre ne porte pas seulement l'héritage de la passion, mais l'héritage de la justice. Fille de Pasiphaé et asservie comme elle aux délires, elle est aussi fille de Minos et comme lui avide d'une justice, capable de changer les ténèbres en lumière. Son amour pour Hippolyte est l'expression de cette double fatalité. C'est sa nature en proie à la fièvre qui se consume d'une flamme incestueuse pour celui qu'il est monstrueux d'aimer; et c'est sa nature éprise d'innocence qui la porte d'un mouvement irrésistible vers le fils de l'Amazone, l'homme intact, le Thésée sans souillure dont elle souhaite en vain l'impossible résurrection. Ce qui la conduit à la perdition, ce n'est pas seulement la fureur du desir, c'est aussi son rêve de candeur, et ce qui l'enchaîne fatalement à son crime, c'est aussi bien que la folie du crime, l'amour de la pureté qui la force à être coupable pour s'unir complètement à l'innocence. De refuge contre elle-même, de possibilité de salut, il n'est plus, ici-bas ni nulle part, d'espérance. Son destin est de se perdre avec ce qui devrait la sauver.
Du début de la tragédie à la fin, Phèdre est l'image de la mort. Une femme mourante et qui cherche à mourir, dit Théramène dès les premiers vers. Cette formule est significative. En Phèdre, la volonté de se donner la mort est présente, mais elle est surajoutée, elle ne vient qu'après coup comme la confirmation d'une nécessité de mourir beaucoup plus profonde, inéluctable, qui se sert de la volonté comme d'un instrument. Si Phèdre veut mourir, si Phèdre meurt, ce n'est qu'en apparence pour expier sa faute, pour trancher un lien impossible à dénouer; sa mort n'est pas la conséquence secondaire et d'une certaine maniere accidentelle; elle est cet amour même, elle est l'amour qui ne peut s'accomplir que dans la mort, qui de cet accomplissement n'attend ni satisfaction ni repos, mais un au-delà de la mort, plus dérisoire et nul encore qu'elle.

Maurice Blanchot, Faux Pas, Editions Gallimard, 1943.