Heiner Goebbels Eraritjaritjaka

[Musique]

Les figures de l’“individu” selon Goebbels sont inséparables d’une histoire de la sensibilité et de la pensée européennes. Ou bien le débarquement désastreux s’inscrivait dans une atmosphère coloniale à la Conrad. Max Black, qui citait souvent Valéry, se situait plutôt dans une France des années de l’entre-deux-guerres. Avec Eraritjaritjaka, troisième volet de cette trilogie, Goebbels et Wilms abordent désormais aux rives de notre époque. Car l’auteur tutélaire sous l’invocation duquel le spectacle est conçu — il en fournit le titre et la matière textuelle (une fois encore sous forme de notes et de fragments) — est Elias Canetti (Prix Nobel 1981), dont l’Europe va célébrer en 2005 le centenaire de la naissance. Penseur capital, témoin polyglotte et cosmopolite d’une Mitteleuropa où il se lia d’amitié avec Bertolt Brecht, Georg Grosz, Isaac Babel, Karl Kraus, Hermann Broch, Robert Musil, Alban Berg, Canetti vécut à Vienne, Zurich, Francfort et Berlin, avant de fuir le nazisme et de se réfugier à Londres.

Eraritjaritjaka est un terme des Aborigènes d’Australie qui tente de cerner “le sentiment d’être empli de désir pour quelque chose qui est perdu” (Canetti le commente dans Le Collier de mouches – réflexions, Albin Michel, 1995). L’auteur du Territoire de l’homme était un maître du trait bref et cinglant. Le spectacle, en recueillant des sentences isolées et des maximes de Canetti (notées un demi-siècle durant, jusqu’à sa mort en 1994) vise à traduire scéniquement et à faire partager la tranchante intelligence de son regard. Heiner Goebbels puise au répertoire du quatuor à cordes du XXe siècle pour assembler la partition confiée au Mondriaan Quartet et accompagner le lapidarium (musée des phrases) de Canetti interprété par André Wilms.