Luís Miguel Cintra La Mort du Prince

[Théâtre]

Cet univers tout entier est un livre où chacun de nous n'est rien qu'une phrase. Aucun de nous, de par lui-même, ne produit mieux qu'un petit effet de sens de rien du tout, rien qu'un fragment de sens ; ce n'est qu'à partir de l'ensemble de ce qui se dit que l'on comprend ce que chaque individu veut vraiment dire.
Du reste, ne sommes-nous pas faits, tout ainsi que la phrase, de mots communs faits de syllabes simples, tirant leur substance invariable, sous des mélanges divers, de l'humanité ordinaire ? Notre amour n'est-il pas l'amour de tout le monde, et nos larmes l'essence de tout pleur ? Pourtant chacun de nous aime et pleure en lui-même, et non selon un autre : un adjectif existe en son for intérieur, qui fait de lui un être à la fois indéfini et déterminé.
Tout ce discours que je te tiens est nul doute un vrai délire, car j'ignore la raison qui me le fait tenir ; pourtant, dans la mesure même où je le tiens sans que j'en sache la raison, il est en même temps, sans aucun doute, vérité pure.
Les pièces du jeu d'échecs, les figures des cartes à jouer ou des arcanes divinatoires - aurions-nous plus d'être qu'elles, la même où la vie n'est rien que la vie ?
Quand j'étais petit enfant, je m'embrassais moi-même dans les miroirs : c'était signe avant-coureur que je devais n'aimer jamais. J'avais pour moi, divination en négatif, la tendresse qui devait ne m'être jamais donnée.

Fernando Pessoa
in La Mort du Prince