Evguéni Grichkovets Comment j'ai mangé du chien, En même temps

[Théâtre]

La pièce Comment j’ai mangé du chien raconte en une heure le service national de l'auteur, qui a été matelot sur une île russe pendant trois ans. D'entrée, Grichkovets précise : "je raconte une partie de ma biographie,mais je vais sortir un moment pour enlever mes chaussures, changer de tee-shirt, et quand je reviendrai, je serai simplement le personnage. Moi, je  n'arrête pas de me poser des questions sur les rapports entre moi et mon personnage, mais ça me regarde. Pour vous, il doit être clair, que revenu, je serai seulement le personnage, même si je n'ai laissé personne encoulisses." (...) Prenons l’exemple d’En même temps : de quoi s’agit-il au fond ? De déplier des sensations qui se sont condensées, réduites à un signe - une épée de bois, deux panneaux anatomiques, un casque d’aviateur - dans ce pari là : qu’on va comprendre, qu’on va partager, qu’on va justement ressentir encore, et lui avec. Et donc se sentir vivre. Voilà le but qui n’est pas un sujet : se sentir vivre ensemble. Alors, au moment où Grichkovets sent qu’il a réussi, qu’on a des souvenirs en commun avec lui, est-il pensable que la joie ne le traverse pas ? Bien que racontant son enfance, son service militaire, ses souvenirs et sesrêveries, Evguéni Grichkovets ne donne pas dans le détail exotique. « Cequi m’intéresse, c’est d’être absolument compréhensible. Quand je suis enSuède, je parle longuement de la glace et du froid, car le public peut le partager. Mais en Italie, je saute ce passage. Les gens viennent au théâtre pour entendre parler d’eux-mêmes. » Absolument compréhensible et pourtant essentiellement russe : c’est le paradoxe de la pièce de Grichkovets. Car en vérité il ne nous parle pas de la Russie, mais - en nous faisant entrer dans la logique de sa sensibilité- de ce qui fait la Russie. Le spectateur est séduit par l'extrême précision, concision, avec laquelle il dépeint un personnage hésitant, maladroit : en peu de mots et de gestes tout est dit. Grichkovets met également ses mots et son charisme au service de petits faits dérisoires, d'impressions tenues qui hantent bel et bien mais qu'on ne se formule pas, vague honte ou manque de temps, qu'on ne circoncit donc pas avec précision (les levers d'enfance dans l'aube glacée, l'attente vaine et irrépressible d'un cadeau d'anniversaire à son goût. Peut-être que cet homme n'est pas très heureux, ni chanceux, très anxieux,mais du moins il se possède puisqu'il peut se dire). La démarche politique est également primordiale. Rendre compte du quotidien de ceux dont on parle mais qu'on ne connaît pas : ces militaires dont on relate seulement le suicide dans les journaux, ces habitants des contrées perdues de Sibérie dont on sait seulement que la vie est "effroyable". Parce qu'on s'identifie à son personnage, que son art en extériorise la vie intérieure, Grichkovets nous relie à eux, nous les fait exister, leur donne une chair. Comment j’ai mangé du chien n’évacue pas le tragique. On n’est pas simplement attendri. Le personnage traverse à sa mesure, petite, des événements qui ne le sont pas. Grichkovets n’évacue pas le traumatisme du service militaire - la cérémonie de la pisse à l’aube dans la mer en rang de 300 soldats - tout en nous faisant rire, tout en nous empêchant, de nous apitoyer. « Je sais pourquoi on ne nous a pas attaqués. On pissait dans la mer, tous les matins, et c’est pour ça qu’ils ne nous ont pas attaqués. »
Et puis il y a ses camarades : ceux qui ne s’en remettent pas et sombrent. Ceux qui ne savent pas être plusieurs et restent collés à un personnage jusqu’à la fin. Victimes irrécupérables de l’illusion née d’un moment. Evguéni Grichkovets, de retour au pays, regarde une fenêtre du dehors :« On ressent un tel ennui. C’est comme prendre la poussière qui se rassemble en rouleaux sous le lit dans les coins difficiles à atteindre e ts’en remplir la bouche...et vivre comme ça. »
Julie Birmant
Extraits de East – West (juillet 2002) Publication Theorem