Stéphane Braunschweig Ajax

[Théâtre]

On considère Ajax comme la plus ancienne des tragédies retrouvées de Sophocle. Sa structure en fait aussi une des plus étranges : comme le dit Jan Kott, après le suicide d'Ajax, la tragédie aurait dû se terminer. Ajax s'était tué, mais le monde n'avait pas cessé d'exister.
La première partie raconte à proprement parler la "tragédie d'Ajax", telle qu'elle est d'emblée mise en scène par Athéna pour Ulysse : la tente d'Ajax, tel un théâtre, va s'ouvrir sur l'horreur d'un massacre dérisoire et le ridicule d'un "homme manifestement en démence". On frissonne à l'idée que les corps sanglants des bêtes égorgées auraient dû être des victimes humaines, et pourtant, on ne se réjouit pas de la ruse d Athéna qui, ayant trompé Ajax par des images mensongères, donne à Ulysse pitié de son assassin imaginaire. Pour la déesse, la tragédie d'Ajax est un divertissement moralisant.
Tandis qu'Ulysse, acceptant de n'être qu'une ombre, bon spectateur, éprouve crainte et pitié, Ajax, décidément irréductible à l'ordre moral d'Athéna, s'apprête à faire disparaître jusqu'à l'ombre de lui-même. Se soustrayant à la vue du choeur, mais non à celle du public, il semble qu'il achève la tragédie en même temps qu'il s'achève lui-même, qu'il accomplit le tragique en même temps qu'il lui échappe.
Là débute la seconde partie, nettement en rupture avec la première et, de ce fait, très controversée, une espèce de comédie politique où les héros de la guerre de Troie se livrent à l'insulte autour du corps d'Ajax, comme si la mort, loin d'en faire table rase, ravivait les conflits et les révélait dans leur aspect le plus sordide.
Homme du consensus, Ulysse se donne le beau rôle en abrégeant les joutes oratoires et en se proposant même de donner un coup de main à la mise en terre du corps d'Ajax.
A présent sans adversaire, glorifié comme dans une pièce de propagande, Ulysse peut tranquillement quitter la scène, le tragique est hors jeu. Ambiguïté de Sophocle.
Dans cette confrontation du tragique et du politique, c'est la possibilité d'échapper à leur dialectique ailleurs que dans la résolution consensuelle qui donne peut-être aujourd'hui encore un sens au théâtre, utopique d'un geste authentique.

"Notre art, c'est d'être aveuglé par la vérité : la lumière sur le visage grimaçant qui recule, cela seul est vrai et rien d'autre." (Franz Kafka)

Stéphane Braunschweig