Boris Charmatz manger

[Danse]

Chorégraphe et directeur du Musée de la danse – institution hybride qui digère les formats et décadre les corps –, Boris Charmatz soumet la danse à des contraintes formelles qui redéfinissent le champ de ses possibilités : canon potentiellement infini de gestes dans Levée des conflits, corps d’enfants inertes, animés par des adultes dans enfant… La scène lui sert de brouillon où jeter concepts et concentrés organiques, afin d’observer les réactions chimiques, les intensités et les tensions naissant de leur rencontre. Avec manger, c’est le centre de gravité du mouvement qui se trouve déplacé : comment mouvoir le corps non à partir des yeux, des membres, mais de la bouche ? Faire de cette béance un cadre perceptif à part entière ? Carrefour où se mélangent nourriture, voix, souffle, mots, salive, la bouche est un lieu de circulation où l’intérieur et l’extérieur, le moi et l’altérité se rencontrent, se goûtent, se jaugent, s’échangent, s’ingèrent. En saisissant cette métaphore comme moteur chorégraphique, Boris Charmatz balise un champ général de l’oralité : pâte mâchée, avalée, la matière physique se fait mixture proliférante. Ça bouffe, ça chante, ça se goûte, s’entremêle, ça rayonne de bouche en bouche jusqu’à envahir tout l’espace. Dans ce mouvement continu d’ingestion surgissent des mélodies mastiquées, des tableaux de chair, des sculptures de voix, de nourriture et de peaux, esquissant un horizon collectif et sensuel. À la frontière de l’installation mouvante et de l’objet sonore indéterminé, manger est un « réel avalé », une utopie déglutie : une lente digestion du monde.