Portrait Lucinda Childs

En fouillant dans les archives du Festival d’Automne, on peut constater l’importance accordée aux « pionniers » de la danse américaine. L’édition de 1979 comportait ainsi des spectacles de Merce Cunningham, Deborah Hay, Trisha Brown, ainsi que Lucinda Childs, qui présentait une pièce conçue sur la musique de Philip Glass, marquant le début d’une longue histoire et d’une fidélité jamais démentie. Tous ces noms forment une constellation, qui part de la figure tutélaire de Merce Cunningham, et qui va se redéployer à partir des années 1960 autour d’une nouvelle génération de chorégraphes appelés « postmodernes ». Issus pour la plupart de l’école de Cunningham, mais ayant subi l’influence déterminante des idées de John Cage sur l’action du hasard, le rapport au contexte et le refus des formats pré-établis, ils se retrouvent à New York au sein de la Judson Church, comme un collectif informel d’artistes et de danseurs déterminés à bouleverser les manières de faire et de concevoir la danse. Là, ils vont formuler une exigence de transparence, un rejet de la narration et de l’expression, conjugués à l’utilisation de nouveaux espaces et d’un vocabulaire gestuel fondé sur les mouvements du quotidien. Membre fondatrice de ce courant, Lucinda Childs crée, entre 1963 et 1966, treize pièces comme autant d’intrigants objets oscillant entre la performance, la sculpture et le rituel quotidien. Dans un entretien, Yvonne Rainer se souvient de l’étrangeté à voir cette jeune femme au corps élancé se livrer à d’étranges opérations sur son corps, comme dans la célèbre pièce Carnation où elle se transforme en ready-made orné d’objets domestiques. Pour Lucinda Childs, ces pièces étaient avant tout des exercices visant à se libérer de ses propres académismes : mais avec la mise en question de l’espace théâtral et le refus du « spectaculaire » pointent déjà la rigueur de la composition, l’utilisation de la répétition et l’accumulation d’actions élémentaires comme bases de composition. En cela, le cheminement de Lucinda Childs est exemplaire d’une trajectoire qui s’ancre dans le laboratoire de la danse postmoderne pour ensuite inventer son langage propre minimaliste, dont le mot d’ordre est celui de la simplicité et de l’économie de moyens.
À partir de 1968, elle va appliquer cette logique de déconstruction au vocabulaire classique qu’elle apprend au même moment. Toutes les œuvres de cette période, comme Radial Courses ou Katema, cherchent à redéfinir les combinaisons entre la marche, la course, le saut, le jeté et l’implication géométrique du corps dans l’espace. L’abstraction qui en résulte affirme un refus de l’expression personnelle, au profit de formes générées par leur dynamique propre – le plus souvent en silence, dans des espaces alternatifs comme les galeries ou les musées. Une autre étape déterminante est la rencontre avec Philip Glass et Robert Wilson, pour lesquels elle signe en 1976 la chorégraphie de l’opéra Einstein on the Beach. Sous l’impulsion du langage scénique épuré de Wilson et de la musique de Glass – dont la précision rythmique et la simplicité mélodique sont en adéquation parfaite avec ses propres recherches, elle se lance dans la conception d’une grande forme pour la scène. Le résultat sera Dance en 1979, poème chorégraphique dont le titre résume bien la tension vers une forme qui ne serait que danse : des pas simples, modulés par les rythmes, répétés jusqu’au vertige, soutenus par la musique de Glass et l’installation filmique de Sol LeWitt. AVAILABLE LIGHT en 1983 marque l’apogée de cet élan harmonique entre les constructions musicales, chorégraphiques et spatiales.
Une troisième période cruciale est initiée au début des années 1990 par la collaboration avec la claveciniste Elisabeth Chojnacka qui lui fait découvrir le champ de la musique contemporaine européenne. Au contact de compositeurs comme Luc Ferrari, György Ligeti, Henryk Górecki ou Mauricio Kagel, dont les structures non-linéaires désarticulent la clarté de ses lignes minimalistes, sa danse se transforme. Des pièces comme Rythm Plus ou Concerto témoignent de cette inflexion, laissant plus de place à la fragilité des états, au tremblé des figures. Des années 1990 aux années 2000, son approche se diversifie : régulièrement invitée par de prestigieuses compagnies de ballet, elle chorégraphie ou dirige de nombreuses productions d’opéra comme Orphée et Eurydice de Gluck, Zaide de Mozart, ou Dr. Atomic de John Adams – diversité qui marque son travail jusqu’à aujourd’hui.
L’œuvre de Lucinda Childs, que le Portrait proposé par le Festival d’Automne rend visible dans toute sa diversité, a eu une influence déterminante sur de nombreux chorégraphes – de La Ribot à Anne Teresa De Keersmaeker – et sur tous les champs qu’elle a abordés : la performance, le spectacle, l’opéra ou le ballet – renouvelant en profondeur l’art chorégraphique du XXe siècle par son approche résolument pluridisciplinaire. Que ce soit via le travail de reconstitution mené avec sa nièce Ruth Childs, sa compagnie, ou les pièces qu’elle a transmises au Ballet de l’Opéra de Lyon, cette danse poursuit sa vie stellaire, comme une ode à la pureté du mouvement.

Gilles Amalvi